La visite de la vieille fille

Peu connu en France, Anthony Trollope (1815-1882) a été un des auteurs les plus populaires et respectés (par W. Thackeray et G. Eliot notamment) de l’époque victorienne. Il a dévolu son œuvre foisonnante aux questions de mœurs et de société comme Miss Mackenzie, paru en 1865, l'illustre au sujet de la convoitise que suscite une vieille fille de trente-cinq ans (âge relativement avancé pour une femme au XIXe siècle) à la suite d'un héritage inattendu.


Après toute une existence passée dans l’ombre et la dépendance, Margaret Mackenzie espère profiter de sa nouvelle fortune pour mener une vie plus libre et sociale, et pourquoi pas, se marier. Sur ce point, les prétendants ne vont pas manquer. Miss Mackenzie verra ainsi son cœur, ou plutôt son portefeuille, être disputé par trois hommes au sein de la cité thermale où elle aura décidé de s’installer : Samuel Rubb d'abord, associé au frère de Margaret dans un commerce de toile cirée en proie à la faillite, Sir John Ball ensuite, un cousin noble et veuf aux nombreux enfants qui s’est senti spolié de l'héritage fait par la vieille fille, Mr. Maguire enfin, un vicaire ambitieux. 

Si l’argent ne fait pas le bonheur, celui de Margaret Mackenzie contribuerait assurément à celui de tous ces hommes intéressés. C’est à la fois avec un esprit de réalisme et de satire qu’Anthony Trollope traite de l’appât du gain et des bassesses (mesquinerie, tromperie, calomnie, etc.) dans lesquelles des personnes honorables peuvent se laisser entraîner. 

Toutefois, il n'est pas offert des courtisans hypocrites de Margaret Mackenzie un portrait tout à fait vil. Anthony Trollope s'attache en effet à révéler la complexité de leurs caractères et de leurs motifs. On les verra même ne pas demeurer insensibles devant la bonté et la droiture que, à l'inverse d'eux, l'argent exalte chez leur proie. 

Et c'est pour cela que, si Miss Mackenzie présente l'allure d'une parodie de conte de fées, il en délivrera quand même un en définitive – avec une belle ironie... 

29 juin 2014 

Anthony Trollope : Miss Mackenzie, coll. Biblio, Le Livre de Poche, 2010.

The Enchanted Ground

Publié en 1766, Le Vicaire de Wakefield, d’Oliver Goldsmith, fait partie des grands classiques de la littérature populaire britannique. Il conte les malheurs qui s’abattent sur un ministre de campagne, Charles Primrose, et sa famille : ruine, escroquerie, séduction, incendie, emprisonnement – le sort (ou plutôt l’auteur) s’acharne sur eux. 

Illustration de Tony Johannot, 1844 

C’est avec humour et tendresse qu’Oliver Goldsmith dresse le portrait d’un homme bon et généreux que la foi rend patient et toujours disposé au pardon vis-à-vis de ceux qui lui commettent du tort ou qui s’égarent. Il n’y a rien de plus touchant que son affection inébranlable et effusive pour le cas de sa fille à ce dernier égard. 

On pourra remarquer toutefois que, si Oliver Goldsmith tient un propos ardent sur la résignation et le bonheur éternel censé attendre les personnes affligées après la mort, il ne fait pas languir jusqu'à cette heure les protagonistes de son récit. C’est ici-bas en effet qu’il procédera à une rétribution exacte, quasi à la livre sterling près, des méchants et des bons... 

À travers les mésaventures des Primrose, Oliver Goldsmith défend aussi quelques intéressantes idées sociales et politiques qui conservent, du moins à mon sens, leur actualité, notamment sur les maux qu’entraînent de mauvaises conditions de détention ou sur le danger, pour une démocratie, de voir un pouvoir oligarchique se former quand les classes fortunées se replient sur elles-mêmes. 

Pour ma part, après avoir apprécié vivement le début du Vicaire de Wakefield en raison de son humour et de son ton profondément humain, j’ai hélas trouvé ensuite quelque peu roboratif l’enchaînement des coups subis par le Docteur Primrose et sa famille, pour finir par être tout à fait agacé par le retournement complet (et comptable) de leur destin. 

2 juillet 2014

Suivez le guide !


La Scène londonienne (The London Scene) recueille une série d’articles de Virginia Woolf publiés en 1931 et 1932 dans le magazine féminin Good Housekeeping. L'auteur d'Une chambre à soi y évoque des lieux plus ou moins connus de la capitale britannique de manière suggestive et ironique.

Le programme des promenades débute par Les docks de Londres que nous remontons lentement avec notre accompagnatrice pour découvrir des étendues lugubres, celles des entrepôts et des quartiers ouvriers bâtis sans nul souci du paysage et de la beauté. Ce qui n’empêche pas pourtant cette dernière, telle une passagère clandestine, de « se faufiler » parfois dans des endroits inattendus comme à l'intérieur des vastes et obscures caves à vin au « décor d’une extraordinaire solennité ».

C’est dans le même esprit que nous nous voguerons ensuite sur La marée d' Oxford Street, une des grandes rues boutiquières de Londres où les marchandises brutes débarquées sur le port trouvent, après transformation en mille articles variés, leur destination. Aux yeux d’un « moraliste », relève notre guide, cette rue à l'architecture grandiloquente, hétéroclite, et fragile, peut apparaître futile et « vulgaire », mais on peut aussi la considérer comme un spectacle où « la découverte est stimulée, l’invention tenue en alerte ».


Après ces déambulations sur les scènes ouvertes et cachées de l’activité commerciale, si cruciale pour l’Empire britannique, Virginia Woolf nous entraîne sur les traces des morts illustres de la capitale.

Elle nous fait visiter d’abord des Maisons de grands hommes en s'amusant à les assimiler à des crânes : à trois étages et inconfortable au milieu du tumulte citadin pour celle du penseur sombre qu'était Thomas Carlyle, modeste et aéré dans la banlieue campagnarde pour celle du poète lyrique John Keats.

Si ces demeures sont à présent inhabitées et disposent à la rêverie, par contre, à Saint-Paul et Westminster, dans Abbayes et Cathédrale, Virginia Woolf nous invitera à contempler de vieilles statues « dressées au-dessus du flot inutile des vies moyennes » qu’elles n’entendent pas « laisser en paix ».


Et sans doute parce que le parlement britannique se situe à proximité, le souvenir des morts glorieux nous poursuivra dans Voici la Chambre des Communes. Toutefois, maintenant que nous assistons à une séance de débats, Virginia Woolf constate que le temps des individualités fortes semble être révolu. Elle n'en discerne plus guère au sein de l’assemblée quelque peu « désinvolte » qui s'est réunie sans trouver de quoi s'en plaindre au fond. L'anonymat du pouvoir marquerait en effet un progrès de la démocratie même si notre cicérone, au cours de notre passage dans les couloirs de ces augustes lieux, pointe le doigt vers des portes qui restent infranchissables à la curiosité publique.

Jusqu'à quand, telle est la question que pose notre enchanteresse des mots après nous avoir fait parcourir, à nous, visiteurs venus du futur, une capitale monumentale et effervescente. Sans doute est-ce pourquoi elle achève son propos par le Portrait d'une Londonienne, alias feue Mrs. Crowe, et l'évocation de son ancien salon où, sous la forme de « commérages villageois », la vie dans une telle cité retrouvait quelque dimension humaine...

7 juillet 2014 

 Virginia Woolf : La Scène londonienne, coll. Énonciations, Bourgois, 2006.

Vies oscillantes

Après avoir découvert avec Virginia Woolf La Scène londonienne telle qu'elle se présentait dans les années 30, je nous propose de faire un bond dans les années 80 en évoquant les Nouvelles de Londres (London Observed) de Doris Lessing. 

Si Virginia Woolf offre une vision du paysage, aussi bien urbain que symbolique, de la capitale du Royaume-Uni au faîte de sa puissance impériale, Doris Lessing nous fait aller à la rencontre de sa population après les années de décolonisation et de libération des mœurs intervenues depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. 

Comme les deux époques sont séparées par une cinquantaine d'années, l'on trouvera dans les nouvelles de Doris Lessing quelques personnages âgés ayant connu la première et ayant la nostalgie de son caractère plus réglé, plus stable. Née elle-même en 1919, Doris Lessing ne partage pas un tel sentiment même si la nouvelle « scène » qu’elle nous invite à parcourir affiche souvent des contours incertains. 

Doris Lessing entraîne d’abord le lecteur dans les coins sombres de la capitale britannique à la suite d'une jeune fugueuse qui y fera une expérience sordide, mais découvrira aussi la liberté, laquelle la conduira peut-être ailleurs que vers une vie pavillonnaire et mesquine (Debbie et Julie). 

Après cette entrée en matière dans les bas-fonds, nous nous retrouverons dans une tour HLM aux côtés d'un travailleur social déstabilisé par un couple d'immigrés qui traite leur fillette attardée normalement comme si elle n'en était pas une. (La mère et la fille en question). 

Ayant afflué des anciennes colonies, les immigrés ont assurément enrichi et bigarré une ville jadis « gris-rose ». Malheureusement, leur présence n'est pas acceptée par tous au point parfois de susciter la violence (Plaidoyer pour le métro). 

De leur côté, les plus pauvres font face à la politique du « démerdez-vous » telle qu'elle fut conduite par Margaret Thatcher (D.H.H.S) dans les années 80. Doris Lessing évoque aussi cette dernière dans Elle, cette fois pour constater que, si les femmes ont accédé au pouvoir, les préjugés à leur égard demeurent tenaces. 

Il n'en reste pas moins que les mœurs ont changé comme le montrent, à l’aéroport, deux jeunes femmes qui bavardent cyniquement de leurs diverses relations sexuelles (L’amour en 1988). Toutefois, si un mariage n’est plus destiné à durer une vie, le fait de voir d’anciens époux conserver des rapports étroits peut se révéler perturbant pour leurs nouveaux compagnons (Compromis). 

La question de l’adaptation, et avec elle de l’identité, est abordée de façon plus dramatique et peut-être intemporelle dans Le puits, longue nouvelle sur une rescapée des camps de concentration. 

Comme ces quelques lignes le suggèrent, Doris Lessing observe une ville qui est loin de présenter un panorama idyllique. Pour autant, tout le long de son recueil, elle exprime un attachement profond pour Londres en raison de « sa variété, ses populations du monde entier, son caractère éphémère ». À quoi pourrait-on ajouter, pour finir, ses parcs et ses animaux qui participent également à la vie de ses habitants. Ainsi de l’oisillon timide et hésitant des Moineaux qui attendrit un père mécontent de sa fille... 

20 juillet 2014 

Doris Lessing : Nouvelles de Londres, 1997, Albin Michel. 
(Éd. or. : London Observed, 1992.)

La Visite à l'exposition




23 juillet 2014

La scène invisible

La récolte du blé – Pieter Bruegel l’ancien

« C'est pour cette rare et précieuse qualité de vérité que je prends tant de plaisir à regarder ces peintures hollandaises que méprisent les gens à esprit supérieur. Je trouve une source de délicieuse sympathie dans les représentations fidèles d'une monotone existence intime, qui a été le sort d'un bien plus grand nombre de mes semblables plutôt qu'à une vie de grandeur ou d'indigence absolue, de souffrances tragiques, ou d'actions éclatantes… »
 

Ainsi s’exprime George Eliot dans Adam Bede (1859), fresque rurale mettant en scène, à la fin du XVIIIe siècle, la liaison dramatique entre deux jeunes gens que l'origine sociale sépare, le noble Arthur Donnithorne et la paysanne Hetty Sorrel dont est amoureux le brave charpentier, héros éponyme du roman, Adam Bede. 

Inspirée par les tableaux flamands, George Eliot a réussi sans nul doute sa peinture d'une communauté dont elle s’attache à révéler la variété, la richesse et la dignité avec minutie psychologique et sens du détail. Comme d'autres auteurs britanniques, son attention et sa bienveillance pour les êtres sont si grandes qu’ils englobent les animaux que l'on voit participer pleinement aux évènements relatés. 

Le ton réaliste de George Eliot est imbibé d'une certaine nostalgie pour un temps où l'industrialisation n'avait pas encore pris tout son essor avec son cortège de maux : urbanisation accélérée, accroissement de la misère, etc. 

Ample, le roman Adam Bede se présente comme un fleuve qui s’écoule, celui de la vie, avec ses heures de travail et ses heures de rêves, ses satisfactions et ses illusions qui parfois, malheureusement, conduisent à des actes « irrémédiables » pour ceux qui n’y ont pas pris assez garde tel Arthur Donnithorne. Si celui-ci est sensible et bon (il a hâte de remplacer son grand-père froid et avare à la tête de la région pour lequel il nourrit de généreux projets), son goût des plaisirs l’emporte toutefois vers une passion sans avenir, à la mauvaise odeur de droit de cuissage, pour Hetty. 

George Eliot ne cache pas son empathie à l'égard cette fille perdue au caractère frivole et égoïste que l'on peut trouver plus réaliste et poignante que les poupées du repentir courantes de la littérature moralisante de l'époque. 

De façon générale, le drame de George Eliot ne compte pas de personnage idéalisé. Même les meilleures âmes que l'on y rencontre recèlent leurs imperfections. Adam Bede, avec son tempérament impatient et orgueilleux, illustrera cela de manière désastreuse. 

Il n'en reste pas moins que ce dernier est un homme de vertu que l'on voit se tourner, en compagnie de son frère Seth, vers la religion pour y chercher consolation et dépassement de soi. 

La religion est également abordée à travers Dinah, ouvrière en usine qui s'est lancée dans une activité intense de prêche et de soutien des malheureux sous l’influence du méthodisme tel qu'il marqua un « réveil » de la foi en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Au sujet de cette confession, George Eliot oppose à l’exaltation vindicative que témoignaient nombre de ses prédicateurs, la douceur de Dinah qui lui permet de trouver respect et écoute de la part de personnes terre-à-terre que sont souvent les paysans. 

Au vrai, tout empreint de christianisme qu'est Adam Bede, il convient de savoir que George Eliot n'était plus sûre (à tout le moins) de sa propre foi sous l'effet des lectures de Renan et Feuerbach qu'elle avait entrepris de traduire. 

Par ailleurs, l’on dit que George Eliot s’est figurée sous les traits de Dinah. Certes, on peut leur tenir pour partage un même tempérament, attentif, compréhensif et ardent. 

Mais passons sur cet aspect intime du roman pour noter encore à son sujet sa légère coloration dickensienne à travers certains personnages secondaires comme la fière et mordante Mrs Poyser ou le vieux professeur Bartle, misogyne insupportable, mais au grand cœur, particulièrement avec sa chienne...Mégère. 

L’ambition de George Eliot de placer à l’avant-plan les paysans peut évoquer celle d'une autre George célèbre de l'époque : George Sand. J’ai aussi songé de manière opposée à Jane Austen. À l'image de Charlotte Brontë, George Eliot déplorait chez l'auteur d'Orgueil et préjugés un manque d’envergure avec sa mise en scène en vase clos de la petite noblesse. Je ne sais si, pour Adam Bede, George Eliot a eu en vue Jane Austen (dont son compagnon, G. H. Lewes, critique renommé, était un grand admirateur), mais on peut remarquer qu'elle montre tout ce que celle-ci ne montre pas : et des paysans et des drames « irrémédiables »

Dominé par le désir de vérité, Adam Bede prend en une occasion un tour rocambolesque d'une manière qui, pour ma part, m'a déplu. Recouvrant heureusement son caractère premier bien vite, le roman le perdra, du moins à mon sens, à nouveau dans sa conclusion idyllique où la pauvre Hetty, dont on n'apprend plus grand-chose à partir d’un moment, ne peut certes trouver sa place. 

Ces quelques réserves (personnelles) faites, Adam Bede mérite assurément, comme le reste de l'œuvre de George Eliot, d'être redécouvert en France où l'auteur compta dans le passé des amateurs aussi illustres que Marcel Proust – également écrivain au long cours roulant... 

30 juillet 2014

« Quitter le bal masqué… »

Renommée pour ses nouvelles, Katherine Mansfield a laissé aussi une abondante correspondance dont le dernier et mince recueil en français semble être paru en 1993 chez Stock. Sic transit mundi gloria.

Portrait de Katherine Mansfield (1918) – Anne Estelle Rice 

Les lettres sélectionnées s’étendent de 1915 à 1923, année de la mort, à 34 ans, de Katherine Mansfield qui était atteinte de tuberculose. La plupart proviennent des longs séjours qu'elle était contrainte de faire sur le continent (en Provence, sur la Riviera et en Suisse) pour respirer un air plus salubre qu’en Angleterre. 

Alors que la maladie et la solitude durant ses cures l’éprouvaient beaucoup, Katherine Mansfield ne s'y appesantit pas auprès de ses divers correspondants. Elle s'attache plutôt à partager avec eux ses impressions sur tout ce qui l'entoure, ses émerveillements devant les choses simples, les plantes en particulier, son plaisir à converser avec les gens ordinaires, etc., dans un « appétit » insatiable d'être. 

Katherine Mansfield fait part également de ses méditations sur le monde et du sentiment de beauté qu'elle retire en définitive de ses aspects contradictoires comme signe d'une vérité fondamentale dissimulée. 

« Il faut accepter la vie », proclame-t-elle en quelques occasions. Pour elle, c'est une condition à l’art auquel elle entend consacrer ce qui lui reste d'énergie avec une ambition d'authenticité et d'effacement de soi. Katherine Mansfield critique à cet égard la jeune scène littéraire anglaise de son époque, trop égocentrique à son sens. 

Croyant ou voulant croire que les progrès de la tuberculose pouvaient être stoppés, Katherine Mansfield laisse libre-cours à ses rêves de se retirer à la campagne, loin de la frénésie et des artifices de Londres – rêves chimériques a-t-on envie de dire. Au lieu de cela, elle devait mourir à Fontainebleau au sein d’une communauté théosophique (dirigée par le célèbre George Gurdjieff) où elle avait placé ses derniers espoirs d’amélioration de santé. 

Telles que choisies par les éditions Stock, les lettres de Katherine Mansfield révèlent un caractère optimiste et fort, radieux même, de façon un peu trompeuse toutefois. L'auteur du Vent souffle ! recelait ses facettes sombres, sa vie fut instable dès l'adolescence. Il n'en reste pas moins que la quête de paix intérieure et d'un art solide qu’il nous est offert de parcourir était profonde et belle. 

7 août 2014 

Katherine Mansfield : Lettres, coll. La bibliothèque cosmopolite, Stock, 1993.

Départ impossible

Nous sommes dans le Wessex, au sud-ouest de l’Angleterre, au milieu du XIXe siècle. Un vendeur ambulant de craie rouge (pour marquer les moutons) transporte dans son chariot une jeune femme en détresse. Ils vont à travers le paysage dénudé et âpre de la lande. Alors que l’obscurité tombe, des feux de joie commémoratifs sont allumés ici et là. Un d’entre eux brille plus fort et plus longtemps. C’est celui d’Eustacia qui s’en sert, ni pour fêter la nuit des poudres ni pour reproduire un geste antique, mais à la façon d'un signal à destination de l'homme dont elle s’est éprise. 

Ce signal détourné et Eustacia, la jeune femme hautaine et solitaire aux rêves d'ailleurs qui l’entretient, vont agir, au sein d'une communauté fruste, comme un tourbillon funeste. Deux hommes en fait se laisseront happer et entraîner dedans sans qu’Eustacia n’y gagne rien en définitive : Wildeve, ancien ingénieur devenu tenancier d’auberge qui doit se marier avec la simple Thomasine, et Clym, cousin d'Eustacia, de retour au pays avec des projets philanthropiques après avoir fait fortune à Paris. 

Dans cette histoire sombre, Eustacia et ses deux amants se présentent comme des désaxés pour lesquels la vie ne semble pouvoir constituer qu’une course contrariée inlassablement, que cela soit à cause de leurs semblables, de leurs propres erreurs ou des contingences du monde s’il faut les appeler ainsi, car on peut avoir l’impression qu’une volonté supérieure préside avec dérision à de tels destins. 

En ce sens, le rôle qu'y joue « l’homme au rouge », Vern, dont la peau est tout imprégnée de la poussière de craie qu'il vend, est des plus troubles. Quoi qu'il en soit, cet autre personnage marginal décide d’installer sa roulotte dans la lande pour faire tout son possible afin de préserver l’avenir de Thomasine, la fiancée de Wildeve à laquelle il porte un amour pur. Tenace, rusé, toujours aux aguets et prompt à agir, il ne se révélera pas toutefois un chevalier blanc. Sans en avoir conscience, il ira peut-être – cela sera laissé dans l'équivoque – jusqu'à concourir à des drames qui le dépassent... 

Paru en 1878, Le Retour au pays natal (The Return of the Native) de Thomas Hardy est un roman tragique que l'on pourrait rapprocher des Hauts de Hurlevent (paru, lui, en 1848) d'Emily Brontë qui se déroule aussi au cœur d'une lande, dans le nord de l'Angleterre. Les styles sont différents, Thomas Hardy décrit davantage sa lande du sud, sauvage et hostile à l'exploitation humaine, sinon en ce qui concerne ses joncs, mais on trouve chez l'un et l'autre auteur une même ambiance d'enfermement pour des personnages excessifs et impuissants. 

14 août 2014

L'empire d'un seul

Jules César (1599) et Antoine et Cléopâtre (vers 1607) sont deux tragédies de William Shakespeare dont les évènements se font suite : ceux par lesquels la Rome antique passa du régime républicain au régime impérial.

Dans Jules César d'abord, Shakespeare conduit une réflexion, nourrie par Le Prince de Machiavel, sur le pouvoir en mettant en scène le conflit millénaire entre l’ambition, telle qu'elle aiguillonne César, et la vertu, telle que l'incarne Brutus.

On considère que cette pièce reflète la crainte de voir des luttes de succession se déchaîner après la mort de la reine Elizabeth à un moment où l’Angleterre s'était affirmée comme une puissance européenne majeure, notamment après sa victoire maritime contre l’Invincible Armada espagnole.

JULES CÉSAR :
OU LES DEUX OU AUCUN ?

« Notre conduite paraîtra trop sanguinaire, Caïus Cassius, si après avoir tranché la tête, nous hachons les membres, si nous laissons la furie du meurtre devenir de la cruauté : car Antoine n’est qu’un membre de César », répond Brutus à Cassius qui redoute l’affection d’Antoine pour le général glorieux voulant se faire roi.

Dans le cercle des conjurés républicains qui s'est formé contre César, Brutus se révèle le plus pur de tous. Au cours d’une journée et d’une nuit où se multiplient les phénomènes extraordinaires, lui seul se tourmente à l’idée d’assassiner un homme qu’il aime lui aussi, tout comme Antoine, mais dont il ne peut tolérer les desseins égocentriques.

Brutus espère qu’Antoine s’inclinera devant les motifs moraux justifiant, du moins pour lui., la trahison. Il sera décu. De plus, si Brutus considère Antoine comme un simple « membre » de César, dès après la disparition de celui-ci, il le verra être possédé à son tour par l'ambition d'être le maître suprême de Rome. À cet égard, Antoine lui administrera une leçon ironique et éblouissante de décision quand, par le seul pouvoir de la parole, il retournera complètement la plèbe contre les conjurés républicains.

De plus, si Brutus considère Antoine comme un simple « membre » de César, sitôt l'assassinat accompli de celui-ci, il le verra être possédé à son tour par l'ambition d'être le maître suprême de Rome. À cet égard, Antoine lui administrera une leçon ironique et éblouissante de décision quand il retournera complètement la plèbe contre les conjurés républicains par la seule force de la parole.

Par la suite, alors que la guerre éclate entre, d'une part, le nouveau triumvirat composé d’Antoine, du général Lépide, et d’Octave, fils adoptif de César comme Brutus, et, d'autre part, les forces républicaines rassemblées par Brutus et Cassius, le manque d'unité et de vertu minera ces dernières. Brutus le pur se scandalisera des exactions commises par Cassius qui lui rétorquera, bouleversé, qu'un « un ami ne devrait pas [les] voir ».

Même si devant l'émotion manifestée par Cassius, Brutus laisse alors prévaloir son amour pour lui, cela n'empêchera pas la cause républicaine, fragile et flétrie par l’assassinat de César (dont le fantôme apparaît à Brutus), d'être vaincue dans une consternante confusion...

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE :
CLÉO, LE JOUR, LA NUIT

Dans Jules César, Antoine est présenté de façon anecdotique comme un homme de débauches. Jules César s’amuse, avant de partir pour le Sénat où il sera assassiné, de le rencontrer et de le voir matinal. Dans Antoine et Cléopâtre, ce trait va prendre une dimension centrale et funeste.

Alors que la direction du « monde » a été partagée entre Octave, Lépide et lui, Antoine est tombé en effet éperdument amoureux de la reine d’Égypte, Cléopâtre, avec laquelle il s’adonne sans modération à la luxure, négligeant ainsi les affaires politiques. Il faut que le flambeau de la rébellion républicaine soit rallumé par Sextus Pompée, qui contrôle maintenant la Méditerranée, pour l’arracher aux bras passionnés de l'ancienne maîtresse de César et revenir à Rome où l'attendent de pied ferme Octave et Lépide.

Réuni, le triumvirat parvient finalement à s'entendre avec Sextus Pompée en lui offrant de devenir gouverneur de la Sicile et de la Sardaigne. Mais si le « monde » recouvre alors la paix, Cléopâtre apprendra pour sa part avec désespoir qu'Antoine, pour rassurer Octave au sujet de l'avenir, a accepté de contracter une alliance avec lui en épousant sa sœur, la terne Octavie. 

Aux appels du désir impérieux de Cléopâtre, Antoine ne résistera pas longtemps toutefois. Laissant derrière lui Octavie, il reviendra en Égypte dont il se fera proclamer, aux côtés de Cléopâtre, le souverain exclusif, tout cela, bien entendu, au courroux d'Octave.

La guerre est de fait déclarée entre les deux hommes (le gênant Lépide ayant été sur ces entrefaites assassiné sans bruit sur ordre d'Octave). Elle verra Octave prendre rapidement l'ascendant comme Antoine, l'esprit tout empli de son amour pour Cléopâtre, s'avérera de moins en moins capable d’assumer son rôle de chef militaire.

Même les menées sournoises de Cléopâtre, qui redoute à présent la défaite et la honte d'un défilé à Rome, pour se débarrasser de lui n'y feront rien. Antoine, le Romain martial, demeurera subjugué jusqu’au suicide par la sensualité orientale de Cléopâtre..

Toutefois, celle-ci aime véritablement Antoine. Dans le désastre, c’est avec une sorte de surprise que la force de ses sentiments se révélera à elle. Elle se suicidera à son tour non sans se figurer régner avec Antoine dans les cieux.

Si la vision est démesurée (le Panthéon romain comptait déjà sa Vénus), elle marque un triomphe de l’amour purifié par les épreuves et la déchéance sur la soif du pouvoir telle qu'elle anime Octave – Octave dorénavant seul maître du « monde » comme l'avait désiré en vain son père adoptif, Jules César... 

BIS REPETITA

Faisons notre moraliste à notre tour. À nous français en particulier, ces deux tragédies pourraient donner l’impression de s’être malheureusement reproduites lors de la Révolution de 1789. Tout y était ou presque. Il n’y eut pas en effet de deuxième Cléopâtre :

« Nous quittâmes Louis XVI, et par le bordel qui s’ensuivit, nous nous retrouvâmes avec Napoléon Ier. »

24 août 2014 

Le Cheval de Leeds

Une apparition inattendue...




31 août 2014

(Crédit photo : Jean Ange)

Armed with a Club

Au mois de février 2013, David Cameron a été le premier chef d'un gouvernement britannique à faire la visite du Temple d'Or à Amritsar, dans le Pendjab indien, près de cent ans après le massacre dont le lieu de culte sacré des sikhs fut la scène à l'occasion d'une manifestation pacifique contre les autorités impériales en 1919. Le feu ouvert alors par la troupe causa la mort de pas moins de 379 personnes.

Si, dans son discours officiel, David Cameron a qualifié cette tragédie de « profondément honteuse », il n'a toutefois pas exprimé d'excuses explicites au dam de beaucoup. Cela n'aurait pas été de façon générale en se battant autrement la coulpe (j'emploie le conditionnel comme je ne connais ce discours qu'à travers des articles de presse) qu'il aurait évoqué le passé colonial de son pays :  

« Je pense qu'il y a de quoi être très fier de ce que l'Empire britannique a réalisé. Mais, bien sûr, il y a eu des mauvaises choses aussi bien que des bonnes. »

Las, s'il fallait se fier à un roman comme Une histoire birmane de George Orwell (Burmese Days, 1934), les mauvaises choses auraient quand même été plus nombreuses que les bonnes – lesquelles auraient été dues avant tout aux mauvaises.


Caricature allemande de l'Empire britannique

Inspirée par l'expérience de George Orwell au sein de la police impériale dans les années vingt, Une histoire birmane se déroule dans une bourgade imaginaire, Kyautkada, où Flory, employé dans une entreprise de bois, se morfond, écœuré par la conduite de ses compatriotes racistes, violents, cupides et plus ou moins imbibés d'alcool tout au long de la journée.

Dans la moiteur et l'ennui de cette portion reculée de l'empire, Flory ne compte qu'un seul ami, le docteur Verasmani, d'origine indienne, même si son loyalisme servile à l'égard des autorités en place l'insupporte quelque peu.

Toutefois, cette amitié révèle ses limites du côté de Flory quand il pourrait aider Verasmani à se protéger de l'hostilié d'un haut fonctionnaire autochtone, U Po Kyin, en soutenant son admission au sein du club colonial de Kyautkada – droit nouveau accordé par le pouvoir impérial aux indigènes.

Flory n'entend pas le faire parce-que, d'une part, il a peur de se mettre à dos ses compatriotes qui préfèreraient rester entre eux :

« Dans chacune des villes de l'Inde, le Club européen est la citadelle spirituelle, le siège de la puissance anglaise, le nirvana où les fonctionnaires et les nababs indigènes rêvent en vain de pénétrer. »

D'autre part, Flory tient à préserver sa tranquillité vis-à-vis des indigènes en se conformant à la règle selon laquelle il faut éviter de se mêler à leurs disputes.

Comme on le voit, Flory n'est pas un héros, mais un homme miné par les contradictions et la solitude. Aucune illusion ne sera donnée sur son compte. Il en sera de même au sujet de la femme du roman, Elizabeth, jeune et belle orpheline débarquée de métropole la tête remplie de préjugés racistes – ce qui n'empêchera pas Flory de placer en elle tous ses espoirs de salut...

Par son ton crépusculaire, Une histoire birmane ne manquera pas d'évoquer au lecteur français le Voyage au bout de la nuit de Céline, paru deux ans auparavant, en 1932. George Orwell n'y épargne ni les colons ni les indigènes, notamment à travers le personnage corrompu et manipulateur de U Po Kyin. Avec celui-ci, on pourrait dire que le futur auteur de 1984 laissait présager les maux qui ont rongé les nations décolonisées depuis la Seconde Guerre mondiale.

Quant à la mémoire de l'empire telle que les Britanniques l'entretiennent, elle serait à tenir, d'après un spécialiste, pour « schizophrénique » comme l'exemplifierait l'attitude de David Cameron. Mais gardons-nous de jeter la pierre à nos orgueilleux voisins, car je ne suis pas sûr que la manière hexagonale de se flageller le dos sur le passé tout en continuant d'avoir un rôle aussi actif qu'obscur dans les affaires africaines puisse leur être donnée en modèle – soyons honnêtes pour tout le monde.

7 septembre 2014

George Orwell : Une Histoire birmane, 10/18, 2001.  
(Éd. or. : Burmese Days, 1934.) 

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Depuis qu’il a été accusé injustement de vol, l’honnête et pieux Silas a perdu la foi en Dieu et en ses semblables qu’il fuit. Se dévouant à son métier de tisserand, il n’a plus pour seul plaisir que le fait d'accumuler de l'argent qu'il cache sous le plancher de sa maison jusqu'au jour où on le lui dérobe, ce qui plonge l'avare dans un désespoir si profond que rien ne semble capable de l'en tirer... 


Silas Marner, paru en 1861 deux ans après Adam Bede, constitue un roman didactique relativement court et simple. Il prend place lui aussi au tournant du XIXe siècle dans un cadre agraire que George Eliot s'emploie à restituer avec le même désir de véracité quelque peu nostalgique par rapport aux machines et aux taudis de son époque. On retrouve ainsi un village, Raveloe, au quotidien certes routinier, mais où règnent la solidarité et le goût des joies modestes – sans pour autant voir George Eliot tomber dans l'idylle. Si elle met à nouveau en valeur les vertus et la dignité du petit peuple, elle est sans complaisance au sujet de leurs préjugés et de leur ignorance – de même quant à la gentry dont elle dénonce les mœurs oisives et dissipées. 

Au sein d'un endroit retiré où tout le monde se connaît, Silas Marner fait pour sa part figure de marginal résistant à toute tentative d'amitié après les épreuves qu'il a dû subir dans le passé. George Eliot offre à travers lui le remarquable portrait d'un être obsessionnel qui trouve dans l'avarice le seul moyen de contrôler ses angoisses. 

Comment les surmonter de façon plus saine ? En ce qui concerne son héros, George Eliot va le confronter à un évènement extraordinaire – je n'en dis pas plus – qui nimbera d'une légère féerie ce qui était placé jusque là sous le signe du réalisme. 

De fait, Silas Marner se révélera finalement une fable, une fable des temps modernes, sécularisés, car ce n'est certes pas à Dieu que le tour nouveau pris par la vie du vieux tisserand sera attribué par un auteur ayant lui-même perdu la foi. 

Nous avons déjà évoqué ce point dans notre article sur Adam Bede où George Eliot se garde, non seulement de partager ses sentiments sur la religion, mais défend celle-ci. 

C'est que, pour George Eliot, adepte du philosophe Ludwig Feuerbach, si le le christianisme constituait une étape dépassée dans le développement de l'esprit humain et de la société, il fallait tenir ses enseignements fondamentaux pour justes, notamment le sens de la fraternité bien plus riche en bienfaits et en joies que ceux que l'on pouvait escompter du culte de l'argent. Ironiquement, de l'or sera usé pour aider le pauvre Silas Marner à le reconnaître... 

14 septembre 2014

Kawaï !

Udon, une maison d'édition canadienne, vient de lancer une collection de grands classiques de la littérature mondiale adaptés en manga. Les Misérables, Orgueil et préjugés et Emma sont les premiers titres proposés. Si cette collection s'adresse d'abord aux amateurs de BD japonaise, elle se pare aussi d'ambitions éducatives vis-à-vis des adolescents pour qui les romans représentent des « murs de mots » en raison de leur culture avant tout visuelle (télévision, internet, cinéma, etc.) – du moins selon le constat d'Udon.

The Canadian Touch

« Javert,t'es qu'un... ramassis de clichés ! »

Attention les yeux !

Pour ma part, la seule vue de ces images n'est pas faite pour m'attirer et me rendre moins rétif aux adaptations en général, surtout celles qui sont destinées au plus large public. Comme les productions habituelles, j'ai peur que la collection Manga Classics ne fasse que trop l'économie des mots des romans qu'elle met en dessin, que cela soit leurs passages descriptifs et analytiques ou leurs dialogues eux-mêmes, bref tout ce qui en fait des romans, non autre chose.

Au surplus, si un des buts est de lutter contre la désaffection de la lecture, la cause du problème est, selon moi, de toute façon mal cernée. Que je sache, toute la jeunesse à la culture visuelle dominante d'Udon ne fréquente pas en masse les musées, les théâtres ou les cinémas d'art et d'essais : pourquoi ?

Le vrai problème tient, non pas au fait d'être accoutumé aux images plutôt qu'aux mots, mais d'être capable d'être seulement ouvert et attentif aux choses, au monde.  

Pour revenir à la question des adaptations, celles-ci cherchent le plus souvent moins à coller au contenu des romans qu'aux attentes du public qui varient selon les époques. Quelqu'un tombant par hasard sur un forum d'admiratrices de Jane Austen (dont les adaptations connaissent un grand succès depuis une vingtaine d'années) sans savoir de qui il s'agit aurait l'impression d'avoir affaire somme toute à une romancière à l'eau de rose – les couvertures d'Orgueil et préjugés et d'Emma de la maison Udon témoignent de cette image brouillée.

Ce n'est pas une culture de l'image qui est prééminente au sein de la jeunesse, mais une culture de l'excitation et du sentimentalisme – des yeux atrophiés, des cœurs en guimauve, des doigts sur la gâchette – et des cris, des cris stridents d'explosions de joie : « On vit ! On vit ! »

Pour finir, j'apprendrai avoir découvert l'entreprise menée par Udon sur une chaîne d'information nationale où il en était question de façon positive. Ce n'est plus seulement de l'autre côté de l'Atlantique que, depuis quelques années, l'on compte (ou fait mine de compter) sur de mauvaises rustines pour réparer la roue crevée de la culture de masse. En France aussi, on en est venu se satisfaire de peu.

18 mars 2015

Exister et vivre

Inspiré par les théories anarchistes de Peter Kropotkin, The Soul of Man under Socialism (1891) est un court essai où Oscar Wilde défend le principe d'une collectivisation des biens réalisée dans le respect de chaque individu contre les projets plus autoritaires des partisans du communisme marxiste.

RETOUR VERS LE GRAND SOIR 

Oscar Wilde exprime d'abord son idéal de voir s'épanouir la personnalité originale de chacun à l'image des artistes, du moins quand ceux-ci jouissent de moyens d'existence décents.

Pour assurer ces moyens à tous, l'esprit de charité tel qu'il régnait au XIXe siècle était pour Oscar Wilde à rejeter parce qu'il ne constituait que la redistribution partielle d'une spoliation maintenant les classes populaires dans la pauvreté et la servitude. À cet égard, seule la disparition pure et simple de la propriété privée était à prôner.

S'il partageait en cela les vues marxistes, Oscar Wilde se défiait cependant de la dictature du prolétariat :
 
“If there are Governments armed with economic power as they are now; if, in a word, we are to have Industrial Tyrannies, then the last state of man will be worse than the first.”

Pour Oscar Wilde, le respect de chaque individu devait et pouvait passer par une collectivisation des biens placée sous l’égide d’un esprit coopératif :

“Property not merely has duties, but has so many duties that its possession to any large extent is a bore. (…) If property had simply pleasures, we could stand it. (…) In the interest of the rich we must get rid of it.”

La poursuite des richesses et des titres éloignant l'homme de sa nature profonde et l'exposant à l'insécurité, la collectivisation des biens était censée préserver l’essentiel : ce que l’homme est (ou peut devenir), la différence entre avoir et être équivalant à celle entre exister et vivre. 

Ne croyant pas aux promesses mirobolantes du « grand soir » faites par Karl Marx, Oscar Wilde trouvait par contre dans les enseignements de Jésus Christ une attitude anarchiste mieux fondée :  
  
“The message of Christ to man was simply : “Be thyfelf." (…) When Jesus talks about the poor he simply means personalities. (…) He said to man, “You have a wonderful personality. Develop it. Be yourself. Don't imagine that your perfection lies in accumulating or possessing external things.(...) And try also to get rid of personal property. It involves sordid preoccupation, endless industry, continual wrong.” 
 
C'est pour cela qu'Oscar Wilde désirait que l'on n'opposât pas le riche et le pauvre, tous deux étant égaux face à la question de l'épanouissement, et que l'on s'abstînt de toute violence et de toute intrusion dans la vie de quelqu’un.  

Oscar Wilde convoque aussi Jésus Christ pour s'attaquer à l'institution du mariage, autre forme de propriété selon lui. Son souci du respect de la personne est tel qu'il s'étend jusqu'aux criminels au sujet desquels il conteste le droit de punir : 

“One is absolutely sickened, not by the crimes that the wicked have commited, but by the punishments that the good have inflicted. (…) It obviously follows that the more punishment is inflicted the more crime is produced.(...) When there is no punishment at all, crime will either cease to exist, or, if it occurs, will be treated by physicians as a very distressing form of dementia, to be cured by care and kindness.”
 
Contre toute forme de gouvernement, le seul État valable pour Oscar Wilde était celui reposant sur la libre association et se bornant à assurer les moyens de subsistance grâce aux machines n'ayant fait jusque là qu'asservir la plus grande part des hommes :  

“The State is to make what is useful. The individual is to make what is beautiful.”

LA FORME SUPRÊME DE L'INDIVIDUALISME 

Dans son essai, Oscar Wilde consacre une large place à la question de l'art qu'il révère comme forme suprême de l'individualisme à préserver de tout diktat : 

“Whenever a community (…) or a government of any kind, attemps to dictate to the artist what he is to do, Art either entirely vanishes, or becomes stereotyped, or degenerates into a low and ignoble form of craft.”

Vouloir satisfaire le public est, pour Oscar Wilde, dégradant et appauvrit l'inspiration. Jugeant les romans de son époque comme les productions les plus affectées (parce que les plus populaires) par cette attitude, il ironise sur la manière dont le public se défendait de la nouveauté en puisant dans un petit registre d'épithètes, “immoral, inintelligible, unhealthy, morbid”, qui eut mieux convenu pour définir ses propres goûts :  

“The popular novel that the public call healthy is always a thoroughly unhealthy production, and what the public call an unhealthy novel is always a beautiful and healthy work of art.”

Oscar Wilde dénonce l'influence néfaste que possédait à ses yeux la presse anglaise, quatrième pouvoir ayant fini par supplanter tous les autres par la brutalité de son attitude, notamment à l’endroit de la vie privée. Une comparaison désavantageuse est du reste faite avec ce qui aurait prévalu dans notre pays : 

“In France, in fact, they limit the journalist, and allow the artist almost perfect freedom. Here we allow absolute freedom to the journalist, and entirely limit the artist. (…) We have the most serious journalist in the world, and the most indecent newspaper.”

D'autres disaient qu'un Anglais pris seul est la personne la plus honnête qui soit, pris en groupe, la plus nuisible...  

Pour revenir à l'art, Oscar Wilde constate que le public ne pouvait en goûter les richesses que s'il se disposait tout simplement à être ouvert :  

“He is one who is admitted to contemplate the work of art, and, if, the work be fine, to forget in its contemplation and the egotism that mars him – the egotism of his ignorance, or the egotism of his informations.”

DE L'AVANT DANS LA JOIE !

“It will, of course, be said that such a scheme as is set forth here is quite unpractical, and goes against human nature. This is perfectly true (…) and this why it is worth carrying out, and that is why one proposes it. (…) A practical scheme is either a scheme that is already in existence, or a scheme that could be carried out under existing conditions. But it is exactly the existing conditions that one objects to. (…) The system that fail are those that rely on the permanency of human nature, and not on its growth and development.”

Oscar Wilde veut regarder du côté lumineux de l'être humain. Il ne s'agit pas de confondre l'individualisme avec l’égoïsme. L'individualisme favorise la tolérance et l'empathie, non seulement face aux douleurs de l'autre, mais aussi et surtout face à ses joies. Et comment prendre part aux joies de quelqu'un si l'on ne désire pas que son épanouissement soit d’abord et avant tout un bienfait pour lui-même ? 

Pour Oscar Wilde, la joie devait être l'aiguillon des changements en raison de sa conformité avec la nature et non la souffrance et le sacrifice selon l'idée répandue. Il rappelle que la Grèce Antique et la Renaissance avaient la joie pour idéal même si elle ne pouvait concerner alors qu'un nombre limité de personnes dépendant, pour leur subsistance, de l'existence d'esclaves. Toutefois, les progrès technologiques accomplis devaient permettre de libérer enfin chaque membre de la société, quel qu'il fût... 

AVANCER UN PEU POUR PATINER SUR PLACE ? 

Que dire brièvement 120 ans après l'expression de telles idées ?  

Sous sa forme totalitaire, le socialisme n'a mené nulle part – Oscar Wilde fut clairvoyant à son sujet. Sous sa forme libertaire, il est demeuré un mouvement marginal même si, peut-être, c'est en partie à l'anarchisme que l'on devrait d'avoir vu le respect et l'épanouissement de l'individu devenir des préoccupations majeures au sein des sociétés occidentales au cours du XXe siècle.  

En ce qui concerne cette évolution, il est patent toutefois que beaucoup de personnes, y compris parmi les artistes, l'homme étant un animal sociable, restent enclines à être captives de l'image qu'elles veulent offrir aux autres. Hier, c'était dans une hypocrite honorabilité bourgeoise, entretenue par une culture toute faite, standardisée, de l'édification, aujourd'hui, c'est dans un faux semblant de décontraction « moyenne » (j'entends en termes de classe sociale), entretenu par une culture toute faite, standardisée, de la sympathie et de la compassion.(1)  

Cette culture toute faite de la sympathie et de la compassion nous entoure peut-être d'une foule d'« individus », mais souvent anonymes en définitive – autrement dit d'une « foule solitaire » pour citer le titre du fameux essai de David Riesman paru en 1950. 

À cet égard, les critiques d'Oscar Wilde sur le conformisme de son époque conservent, en dépit des apparences, leur acuité... 

28 mars 2015

(1) Au vrai, il faudrait plutôt considérer que les deux attitudes sont mêlées et ont évolué ensemble depuis le XIXe siècle. Les Anglos-saxons en particulier demeurent des êtres avides de délivrer et recevoir, sinon des sermons, du moins des conseils (My One Hundred and One Tips to be a Deeply Stunning and Hearth-Breaking Person). Mais passons, sinon nous n'en allons plus en finir.

Icôneries

Autant que je m'en souvienne, j'ai toujours su qui était Katherine Mansfield. Elle fait ou a fait du moins partie des auteurs britanniques les plus renommés en France avec Shakespeare, Dickens ou les sœurs Brontë. Elle l'a dû aussi bien pour son œuvre novatrice que pour son destin brisé comme en témoigne l'article suivant paru en 1958 dans L’Écho de la Mode.

Allo, je voudrais parler avec la vraie Katherine Mansfield, s'il vous plaît...


D'après mes recherches, le projet de film hollywoodien évoqué dans l’encart rouge ne fut jamais réalisé. Je ne pense pas qu'il y ait lieu de s'en lamenter si je songe au fantasque Devotion sur les sœurs Brontë sorti sur les écrans en 1946. Je doute au surplus que l'auteur de l'article eût été capable de juger de son authenticité tant lui-même se révèle parcellaire et idéalisant – selon l'image que l'on s'était plu à se former de Katherine Mansfield après sa mort prématurée.

Cette image a augmenté le nombre de fantômes manquant de ressemblance qui hantent la littérature britannique (et qui auraient de quoi justifier à eux seuls l’instauration de la carte d’identité chez nos voisins). Nous avons déjà cité Shakespeare et les sœurs Brontë. Ne parlons pas (ou plutôt plus – cf. Kawaï !) de Jane Austen. Brtrr… Ces yeux globuleux… En comparaison, on peut certes juger moins dégradant pour Katherine Mansfield d'avoir été confondu avec un ange de lumière... 

8 avril 2015

Reconversion

À Saint-Étienne 

18 avril 2015

(Crédit photo : Jean Ange)