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Kawaï !

Udon, une maison d'édition canadienne, vient de lancer une collection de grands classiques de la littérature mondiale adaptés en manga. Les Misérables, Orgueil et préjugés et Emma sont les premiers titres proposés. Si cette collection s'adresse d'abord aux amateurs de mangas, elle se pare aussi d'ambitions éducatives en visant les adolescents rebutés par ce qui présentent à eux comme de véritables « murs de mots » alors que leur culture est avant tout visuelle (télévision, internet, cinéma, etc.) – du moins selon le constat d'Udon.

The Canadian Touch

« Javert,t'es qu'un... ramassis de clichés ! »

Attention les yeux !

Pour ma part, la seule vue de ces images n'est certes pas faite pour m'attirer et me rendre moins rétif aux adaptations de façon générale, surtout celles qui sont destinées au plus large public. À l'image des productions habituelles, j'ai peur que la collection Manga Classics ne fassent que trop l'économie des mots des romans qu'elle met en dessin, que cela soit leurs passages descriptifs et analytiques ou leurs dialogues eux-mêmes, bref tout ce qui en fait des romans non autre chose.

Au surplus, si un des buts est de lutter contre la désaffection de la lecture, la cause du problème est de toute façon mal cerné. Car n'est-ce pas, que je sache, toute la jeunesse à la culture visuelle dominante d'Udon ne fréquentent pas en masse les musées, les théâtres ou les cinémas d'art et d'essais : pourquoi ?

Le vrai problème tient, non pas au fait d'être accoutumé aux images plutôt qu'aux mots, mais d'être capable de façon générale d'être ouvert et attentif aux choses, qu'elles revêtent la forme d'images, de mots, de sons ou même de paysages ou d'êtres vivants.  

Mais s'il n'y avait qu'un problème cognitif en jeu, nous en serions quitte pour envisager des solutions musculaires comme dans le vieux sketch des Inconnus où un professeur d'éducation physique remplace un professeur de philosophie absent :

« Avec moi ! In-conscient et Sub-conscient... Deux-conscient et... »

Pour revenir à la question des adaptations, le plus souvent, celles-ci cherchent moins à coller au contenu des romans qu'aux attentes du public qui varient selon les époques. Si quelqu'un tombait par hasard sur un forum d'admiratrices de Jane Austen (dont les adaptations connaissent un grand succès depuis une vingtaines d'années), sans savoir de qui il s'agit, il aurait l'impression d'avoir affaire à une romancière à l'eau de rose et non à un auteur plus ambitieux de romans de mœurs – les couvertures d'Orgueil et préjugés et d'Emma de la maison Udon témoignent de cette image brouillée.

Si un type de culture est prééminent au sein de la jeunesse anglo-saxonne, en particulier aux États-Unis ce n'est pas une culture de l'image, mais une culture de l'excitation et du sentimentalisme – des yeux atrophiés, des cœurs en guimauve, des doigts sur la gâchette – et des cris, des cris stridents d'explosions de joie : « On vit ! On vit ! »

Pour finir, je vous apprendrai avoir découvert l'entreprise mené par Udon sur une chaîne d'information nationale où il en était question de façon positive. Hélas, depuis quelques années, ce n'est plus seulement de l'autre côté de l'Atlantique que l'on compte (ou fait mine de compter) sur de mauvaises rustines pour réparer la roue crevée de la culture de masse. En France aussi, on a appris à se féliciter de peu.

18 mars 2015

Esprits enflammés

Dans La Pensée tiède (Seuil, 2005), qui reprend deux articles parus dans la London Review of Books en 2004, Perry Anderson se propose de faire l'état des lieux de la culture française en crise, selon lui, pour avoir cédé, elle de fructueuse tradition révolutionnaire, au consensus libéral.

La Pensée tiède est suivie d'une réponse, La Pensée réchauffée, de Pierre Nora, cible principale, aux côtés des François Furet, des critiques de Perry Anderson.

Si les deux textes datent d'il y a une dizaine d'années, nous les jugeons toujours d'intérêt puisque la situation en question ne semble guère avoir évolué – ou alors en pire.

*
 
Dans son étude, Perry Anderson commence par comparer les destins de l'Angleterre et de la France au sortir de la seconde guerre mondiale : la première, victorieuse, a connu un déclin continu, la seconde, humiliée, un rebond remarquable jusqu'à recouvrer même un peu de sa « grandeur » passée grâce au Général de Gaule au cours des années 60. Cette « renaissance » fut aussi bien économique et politique que culturelle. Si la littérature se trouva à fournir durant cette période peu d’œuvres marquantes, cela fut compensé aux yeux de Perry Anderson par le cinéma, les sciences humaines, stimulantes jusque dans la forme, et un quotidien au rayonnement international, Le Monde.

Toutefois, pour Perry Anderson, ces glorieuses années sont bien révolus et la France depuis mai 68 a sombré peu à peu dans un marasme culturel profond : « On a le sentiment que le toc, l'abêtissement, ainsi que la confusion des choses intellectuelles avec une politique et un argent corrupteur envahissent tout. »

C'est au triomphe d'un « front anti-totalitaire » intellectuel surgi dans les années 70 que Perry Anderson attribue la principale cause de cette décadence. Selon les vues de l'universitaire britannique, le front en question, opposé à la fois au gaullisme et au communisme, regroupait Raymond Aron, les « nouveaux philosophes » et le tandem moins connu, mais puissant, que formaient Pierre-Nora et François Furet.

Comme nous l'avons déjà mentionné, Perry Anderson s'attaque en particulier à ces deux derniers et à leurs diverses œuvres, à commencer par la revue Le Débat dirigé par Pierre Nora. Si Le Débat affichait une ambition de rigueur et de pluralisme, il se révélait plutôt pour Perry Anderson une « machine de guerre d'une grande urbanité » au service de l'idéologie libérale pro-américaine. Dans ce sens, Perry Anderson y souligne le rôle tenu par François Furet qu'il présente comme un homme de pouvoir à la tête de toute une « galaxie » de teetootalers de l'esprit révolutionnaire.

Une autre entreprise éditoriale chapeautée par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, est ensuite l'objet des semonces de Perry Anderson. Si Les Lieux de mémoire avait pour projet de « dresser l'inventaire de tous les domaines de la mémoire dans lesquels on pouvait penser que l'identité française s'était symboliquement cristallisée » (Le drapeau, la Marseillaise, les monuments aux morts, l'encyclopédie Larousse par exemple), Perry Anderson dénonce le fait que l'étude de ces cristallisations soit revenue à produire des madeleines « réconfortantes » pour les Français en omettant de traiter de lieux de mémoire douloureux comme Diên-Biên-Phû.

Du côté de François Furet, outre sa participation au Débat, Perry Anderson critique en particulier son Passé d'une illusion, paru en 1995, qui retrace l'histoire sanglante du communisme. Mais si l'historien pensait enterrer définitivement avec son ouvrage les tentations révolutionnaires dans notre pays au profit d'un consensus libéral, pour Perry Anderson, nos tendances séculaires à la division auraient toutefois finalement repris le dessus (question du port du voile à l'école par exemple), au point de provoquer l'éclatement du « front anti-totalitaire ».

De façon générale, Perry Anderson note la résistance que les Français ont opposé à leur embarquement sur le navire Atlantique au gouvernail tenu par une classe politique aux mains sales. Il croit même discerner dans l'émergence des mouvements altermondialistes et la popularité de personnalités contestataires comme José Bové ou Pierre Bourdieu de quoi espérer la formation d'un nouveau « pneuma » national contre le libéralisme...

*
 
Las, dix ans après la parution de La Pensée tiède, ce qui a surtout vu finalement prendre du poids dans les affaires du pays, ce sont les sirènes lepeniste, mais venons-en à la réponse de Pierre Nora.

Avant toute autre chose, Pierre Nora se plaint que la London Review of Book, où La Pensée tiède a été publié à l'origine, lui ait refusé la possibilité de s'y faire entendre. Sans doute – ce n'est pas dit explicitement –, est-ce pour cela qu'on le voit avoir recouru à un procédé inhabituel. Au vrai, l'empreinte du dépit éprouvé par Pierre Nora face à l'attitude de la London Review of Book est sensible tout au long de La Pensée réchauffée.  

Maintenant sur le fond. S'il s'accorde avec Perry Anderson au sujet de l'état de crise culturelle que traverse la France, Pierre Nora remarque qu'elle n'est pas la seule dans ce cas et juge l'analyse de l'universitaire britannique « flou, chaotique, aux contours sinueux, impressionniste » aussi que faussé par une approche marxiste dépassée. À cet égard, Pierre Nora fait part de l'ébahissement qu'il a éprouvé en se voyant, lui et François Furet, être considérés comme des suppôts de l'oncle Sam – non sans pointer certaines erreurs factuelles commises par Perry Anderson.

C'est en taxant ce dernier « d'indigence de pensée » que Pierre Nora s'emploie ensuite à démonter sa thèse du « front anti-totalitaire ». Selon lui, les luttes intellectuelles du passé en France ne peuvent se résumer à une opposition entre les penseurs marxistes et les autres, elles étaient plus complexes. Par ailleurs, Pierre Nora entend rappeler que l'anti-totalitarisme s'exprimait déjà avant les années 70 et la constitution du « front » mis en exergue par Perry Anderson. Seulement, il est vrai que c'est durant cette époque que le public a prêté davantage intérêt aux problèmes régnant dans les pays communistes. Pour Pierre Nora, ce sont du reste ces problèmes qui ont avant tout entraîné le déclin du parti communiste français au profit du parti socialiste qui, certes, a fini par adopter les règles du marché, mais dans le but de ne pas isoler le pays, et non par servilité comme veut le dénoncer Perry Anderson.

Pierre Nora reproche aussi à Perry Anderson son idéalisation de mai 68 et le fait d'avoir pris trop au sérieux ce qui comportait une dimension « ludique et parodique (…) sans programme et sans but défini de prise au pouvoir ».

Pour Pierre Nora, au lieu d'attribuer les causes de la crise culturelle française au dépérissement d'un « pneuma » contestaire, il faut plutôt les voir dans l'épuisement de la dynamique de la « modernisation – oui, modernisation » de la France après la seconde guerre mondiale et dans la profonde remise en cause de son identité « impériale, militaire, centraliste, étatiste, paysanne, chrétienne, universaliste et laïque » qu'elle a connu depuis.

Les thèse générales de Perry Anderson remises ainsi en cause, Pierre Nora passe alors à la défense de son œuvre :

En ce qui concerne Les Lieux de mémoire, Perry Anderson n'a pas compris selon Pierre Nora le but d'une telle entreprise qui consistait, non à glorifier l'identité française par le grand et le petit bout de la lorgnette, mais à montrer l'importance de certains éléments, mêmes anodins, dans la construction des identités nationales. Et si à travers son œuvre, Pierre Nora reconnaît avoir laissé exprimer son amour du pays, « c'est inévitable (…) Et après ? Mais attention ! Quelle France ? Quel amour ? Et quel chant ? »      

En ce qui concerne Le Débat, Pierre Nora rejette tout à fait l'idée que cette revue ait été « l'organe central du "libéralisme de Guerre froide" ». Elle « faisait précisément partie des rares entreprises qui se proposaient de remonter le courant (...) La réduire à un combat totalitaire télécommandé par le grand manitou Furet, relève du simple ridicule », Pierre Nora rappelant le fait que ce dernier était un homme de gauche. De plus, si engagement il y avait, il était « intellectuel » et non politique. 

Au demeurant, pour Pierre Nora, Perry Anderson commet le tort de s'appesantir sur les grandes revues sans voir que les universités, « rongées par la politisation et la bureaucratisation », et la presse à grand tirage ont eu une responsabilité majeure dans la formation de la crise culturelle française. 

Pour finir, Pierre Nora consacre quelques pages à « l'affaire Hobsbawn » comme Perry Anderson déplore dans son texte le fait que The Ages of Extremes, du célèbre historien britannique, n'ait pas trouvé éditeur en France, mais je préfère, pour éviter de trop allonger mon aperçu, ne pas toucher ce sujet.

SE RÉINVENTER

Bien ! Ma première réaction face au débat proposé par cette édition de La Pensée tiède a été de me demander qui était au juste le français et qui était l'anglais. Quoi qu'il en soit, je n'entreprendrai pas de les départager faute d'être suffisamment au fait de tous les éléments de leur dispute.

Toutefois, il serait difficile de nier que la France n'est pas au mieux de sa forme, économiquement comme culturellement. Pour ma part, je ne crois pas qu'il faille lui souhaiter épouser le libéralisme, car l'examen de santé que présente des pays comme la Grande-Bretagne et les États-Unis n'est pas non plus rassurant si on va au-delà des gros chiffres flatteurs de la croissance et de l'emploi qui se paient par des maux divers : précarité de l'existence pour les moins favorisés, repli sur soi aussi bien personnel que collectif, manque de volonté à faire les efforts nécessaires pour lutter contre le réchauffement climatique, etc.

C'est que le « main invisible » est animée par un Dieu argent au souffle ou plutôt, pour reprendre le terme employé par Perry Anderson, au « pneuma » court et entropique comme en témoigne, sur le plan spirituel, chez les Américains en particulier, le fait de tenir l'enrichissement pour une bénédiction contre tous les enseignements pourtant on ne peut plus clair du Christ sur la question.

Qu'une société se propose d'avoir des vues sociales et culturelles plus longues apparaît dès lors justifiée pour son bien-être. Hélas, je suis plutôt pessimiste pour voir les pays occidentaux, y compris la France en dépit des quelques foyers plus ou moins « éclairés » qui y sont encore nourris, changer leurs habitudes. N'est-ce pas, quelle est la part de personnes obèses qui parviennent à poursuivre un régime ? Combien de fumeurs, d'alcooliques, de drogués renoncent à leurs addictions ?

Et c'est ainsi, comme une addiction, qu'il faut considérer les chiffres tels qu'ils régentent à présent le monde sous la forme de billets de banque, mais aussi des plaisirs derrière lesquels beaucoup courent frénétiquement, ou, dans le domaine artistique, des effets (pas seulement spéciaux) que l'on multiplie dans les productions populaires comme plus ambitieuses, etc.

Les chiffres ont certes pour eux de recouvrir du solide, du palpable, il sont plus rassurants (et l'on sait combien les conservateurs qu'ils soient américains ou britanniques, souffrent d'anxiété), mais il n'empêche, à trop les accumuler, on risque que le monde finisse par crouler sous soi...

Pas touche à mes acquis !

27 avril 2015
(Crédit photo : Jean Ange)

Perry Anderson : La Pensée tiède, Seuil, 2005.

Mémorial

À Londres existe un monument rare, voire peut-être unique en son genre, qui rend hommage à tous les animaux que l'armée britannique a utilisé au cours de l'histoire. J'ai découvert son existence dans un ouvrage français dont je tairai le titre par délicatesse pour son auteur comme il se gausse de cette réalisation, et avec elle, de l'attachement de nos voisins aux animaux qu'il réduit à une excentricité typique. 

Pour faire un pied de nez à ce regrettable mépris, encore assez répandu en France malgré de réelles évolutions, pour les créatures devant supporter notre joug, j'ai envie de faire découvrir ici, à la façon d'un monument symbolique, une courte et triste nouvelle de Pierre Mille ayant pour héros deux chevaux de mine – peut-être britanniques du reste d'après la consonance de leur nom : Jimmy & Wilkie. Oublié aujourd'hui, Pierre Mille (1864-1941), connut un certain succès en son temps, notamment avec les aventures de Barnavaux, soldat de la coloniale.

À l'énoncé de ce nom, je suppose que, comme moi, un certain nombre de personnes songeront immédiatement à Bardamu, le (anti) héros de Céline dans Voyage au bout de la nuit ! De fait, on peut se demander si Céline n'a pas voulu faire un clin d’œil au terrible personnage de Pierre Mille que Jennifer Yee, dans Barnavaux aux colonies (L'Harmattan, 2002), présente de cette façon :

« Bamavaux, c'est l'homme simple, Monsieur Tout-le-monde. Il est marsouin, ou soldat de l'infanterie de marine, et le lecteur suit à travers les nouvelles les évolutions de sa carrière mouvementée dans les colonies françaises. Raciste, noceur, méprisant des femmes et plus adonné à l'alcool qu'à la réflexion, c'est un homme simple au point d'être parfois une brute et pourtant capable de moments de pénétration psychologique surprenante. Mais plus encore que par ses propres moments fugitifs d'illumination, c'est le personnage de Barnavaux lui-même qui sert à révéler les bêtises du monde. »

Certes, si on a la curiosité de lire les nouvelles le concernant, on pourra être souvent étourdi devant la peinture sordide des colonies française qui y est offerte. Mais place à présent à Jimmy & Wilkie qui, j'en suis sûr, vous convaincra du talent que possédait Pierre Mille.  
  
Jimmy & Wilkie
de Pierre Mille

L'un s'appelait Jimmy, l'autre Wilkie... Et voilà sept ans, déjà, qu'ils étaient dans la mine...

Un matin, ils furent étonnés qu'on ne vint pas les chercher pour les atteler aux chariots. D'abord ils jouirent de ces instants de paresse, mais ils ne tardèrent pas à s'ennuyer. Et puis le silence et le vide inusités de la mine les inquiétaient. Même elle était plus noire et plus triste que d'habitude ; on n'y voyait plus ces mille petites lueurs qui viennent du fond des galeries, on n'y entendait plus le tumulte des équipes qui descendent et remontent trois fois par vingt-quatre heures et leur servait à compter le temps. Enfin, quelques jours plus tard, leurs gardes détachèrent leurs licols. D'eux-mêmes ils sortirent de l'écurie ; d'instinct ils allèrent se ranger à l'endroit d'où partent les rails de fer qui s'enfoncent dans la galerie principale. Mais on les détourna doucement pour les faire entrer dans la grande cage, sous le puits...

Et, brusquement, ce fut le jour !

Le jour, devant leurs pauvres yeux dont les poussières de charbon avaient rougi la sclérotique, et l'obscurité perpétuelle dilaté la pupille, le jour, et bien plus, et terrible, le jour de l'aube, avec une grande chose ronde suspendue en l'air, qui resplendissait, rayonnait, dardait, brûlait ! Rrran ! Fous de terreur, ils agrippèrent leurs sabots de derrière dans la glaise humide, levèrent la tête, secouèrent comme des sacs les hommes pendus à leur têtes. Ils voulaient fuir, fuir en arrière, retourner au noir paternel, hospitalier, nourricier, connu...

— Conduisez-les tout de suite à l'écurie de surface, dit quelqu'un ; il n'y a que demi-jour, ça les habituera !

Et insensiblement, en effet, ils s'habituèrent. Il y avait dans cette écurie des choses tout à fait extraordinaires, des mouches, par exemple, et aussi des animaux plus gros, qui volaient comme des mouches; des moineaux, qui venaient hardiment piquer un grain d'avoine et restaient ensuite en équilibre au milieu du vide, tant qu'ils voulaient !

Et puis on fit sortir Jimmy et Wilkie, et on les mit dans un pré.

Ils connurent alors les couleurs, qu'ils ignoraient. Jamais ils n'avaient vu de vert ! Quelquefois, dans la mine, on leur avait apporté des bottes d'herbes, mais ces herbes leur semblaient à peu près aussi noires que tout le reste de ce qui les entourait. Tandis que ce pré était vert, d'un vert éclatant, et il y apparaissait de petites taches jaunes et blanches, qui sont des fleurs. Ils apprirent ainsi qu'on pouvait distinguer le goût des choses par leurs nuances, et ceci leur fut sujet d'infinies méditations. D'autres expériences leur montrèrent qu'il fallait associer, presque toujours, l'impression de lumière et celle de chaleur, le froid et l'obscurité. Rien n'était plus déconcertant : ils avaient toujours su que le froid et la chaleur sont noirs, également noirs. Enfin, dans ce monde qu'ils venaient de découvrir, la vue n'était pas limitée. Elle s'étendait on ne savait où, bornée seulement par du bleu ou du gris, et ce bleu ou ce gris, on ne le rencontrait jamais, il demeurait inaccessible. Toutefois, ces magies n'avaient qu'un temps. Après une douzaine d'heures, les choses redevenaient comme avant, c'est-à-dire naturelles, normales, raisonnables. Et pourtant ce moment leur était pénible tandis que tous ces jeux de couleurs et de clartés leur inspiraient une allégresse incompréhensible. Souvent effarés, ils couraient dans leur pré, sous le soleil, comme de jeunes chevaux. Donc, ils n'avaient pas rêvé : ces choses existaient ! Des souvenirs ressuscitèrent en eux de leurs premières années. Ils furent des chevaux comme tous les chevaux, des chevaux de jour, qui dormaient la nuit.

Puis il arriva quel les abords de la mine se remplirent d'hommes. La grève était finie...

Jimmy et Wilkie se retrouvèrent, sans savoir comment, dans la nuit souterraine.

Maintenant, ils associaient des phénomènes entre lesquels, auparavant, jamais ils n'avaient entrevu de lien : quand la cage remontait, elle allait dans ce lieu très vaste où il y avait des couleurs. Ils hennissaient en la voyant partir. Quelques mois plus tard, Jimmy prit une fluxion de poitrine. Il languit cinq ou six jours et mourut... Et quand Wilkie s'aperçut qu'on mettait son camarade dans la cage, il l'envia...


25 octobre 2015

I : Jennifer Yee : Barnavaux aux colonies, suivi d’Écrits sur la littérature française, L'Harmattan, 2002.