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Un conte maléfique

A Scarcity of Love (1956) d'Anna Kavan, traduit en français sous le titre Mal-aimées. Trois fois, j'ai compté, cette expression (littéralement « manque d'amour ») est employée pour expliquer sans fioriture, sans circonlocution britannique dira-t-on, l'impuissance qu'éprouve dans sa vie la jeune Gerda à cause de la domination de sa mère, Regina. 

Broadway Tower – Photo de Nick Hubbard 

Regina. Reine en italien. Reine souveraine et jalouse, non de son manoir qu'elle abhorre, mais de son corps dans lequel elle a investi tout son narcissisme à cause du manque d'affection dont elle a souffert elle-même au cours de son enfance. Envoûtée par son propre charme, Regina s'en sert comme d'un champ magnétique pour subjuguer les autres ou, au contraire, les tenir à distance de façon destructrice. C'est pourquoi cette reine est souvent désignée plutôt comme une sorcière dans un roman qui présente tous les traits d'un conte aux accents irréels alors qu'il est profondément biographique. 

Irréel. L'univers de A Scarcity of Love se déploie dans le flou quant à ses lieux d'action comme quant à ses personnages. Les premiers semblent imaginaires, ils ne sont jamais nommés ou presque – en une seule occasion, l'Amérique est évoquée . Les seconds voient mentionnés à peine leur passé, leur profession ou leurs activités quotidiennes . De façon curieuse (ou malicieuse) aussi, à un seul est donné un nom de famille. 

Le récit se focalise ainsi sur les relations affectives entretenues par ses protagonistes dont les attentes, les tensions, les élans, les rejets sont décrits avec clarté et précision et, en même temps, quelque chose de (faussement) naïf, d'ingénu. Le style d'Anna Kavan m'a paru, au vrai, rare, voire original. En tous les cas, il concourt à l'étrangeté que dégage l'univers du roman concentré sur des détresses intérieures dont le lecteur n'est pas distrait. 

On pourrait dire qu'il se retrouve lui-même captif d'un charme douloureux devant le sort de Gerda, enfant non désiré, ballot gênant pour sa mère qui la place d'abord dans d'autres mains avant de reprendre sa garde pour l'entraîner dans ses pérégrinations oisives de par le monde. 

Non désiré. Regina ne voit guère en sa fille qu'une menace à son culte d'elle-même et la maintient à l'état de dépendance émotionnellement et matériellement. 

Victime de mépris et de vexations incessantes, sans ami vers qui se tourner, Gerda ne trouve pour refuge que l'univers féerique qu'elle s'invente, univers dont on ne saura rien au demeurant. Qu'importe, la vie réelle se présente pour Gerda comme un conte maléfique. Et si elle semblera à un moment lui sourire et lui donner l'opportunité d'échapper au sortilège par sa mère, ce sera de manière tout ironique... 

Conte maléfique. Les contes traditionnels constituent des récits de passage à la maturité ou de libération d'un ensorcellement qui voient souvent leur héros prendre possession d'un château comme symbole de réussite. Finalement, on pourrait dire que A Scarcity of Love se révèle pour sa part une espèce d'anti-conte allant à rebours du franchissement d'épreuves, de la construction de soi et de l'intégration à la communauté. Il commence dans un château que l'on fuit et se poursuit dans une itinérance sans destination, sans résolution... 

… somebody's missing... somebody's missing... somebody's missing… 

 25 janvier 2016 

 Anna Kavan : A Scarcity of Love, Peter Owen, 1956. 
(Traduction : Mal-aimées, précédé de Neige, Stock, 1975.)

Une détresse vertigineuse

“The frightful slowness of a child's time. The interminable years of inferiority and struggling to win a kind word that is never spoken. The torment of self-accusation, thinking one must be to blame. The bitterness of longed affection bestowed on strangers. What future could have been worse? What could have been done to me to make me afraid to grow up out of such a childhood? Later on, when I saw things more in proportion, I was always afraid of falling back into that ghastly black isolation of an uncomprehending, solitary, over-sensitive child, the worst fate I could imagine.” (Extrait de World of Heroes.)  

Les nouvelles recueillies dans Julia and the Bazooka ne font guère, hélas, que marquer des chutes récurrentes dans cette détresse enfantine profondément tapie. Faisant aussi le sujet de A Scarcity of Love en 1956, elle ne semble jamais avoir été surmontée par Anna Kavan à considérer son dernier roman Ice, paru en 1968 peu avant sa mort, vraisemblablement à cause de son addiction à la drogue. 

Si celle-ci est absente des deux œuvres citées, elle occupe une place centrale dans Julia and the Bazooka, jetant ainsi pour moi un éclairage nouveau sur Anna Kavan et ses tourments. On pourrait trouver la première nouvelle du recueil, The Old Address, ironique sur ce point puisqu'elle voit la narratrice, à sa sortie de l'hôpital où elle a été sevrée, comme si elle en était sous les effets, l'apocalypse qui survient sous ses yeux : 

“Wonderful! At last I'm being revenged on those who have persecuted me all my life.” 

De la même manière que A Scarcity of Love et Ice, les petites histoires de Julia and the Bazooka plongent le lecteur dans des tourbillons où souvent vécu et imaginaire se mélangent pour créer un univers gothique ou fantastique. 

Photo d'Anna Kavan dans sa jeunesse 

Pour les héroïnes, ou plutôt les doubles d'Anne Kavan, les lieux où elles évoluent aussi bien que les personnes qu'elles fréquentent se présentent de façon indistincte et froide, étrangère et menaçante. Adolescente renvoyée d'un court de tennis pour une faute inexistante selon elle (Out and Away), jeune fille faisant un mariage d'abord prometteur avant de voir son époux changer sans raison apparente (Now and Then), ou femme mûre vaguement tentée par l'adultère (Experimental), aucune ne parvient à briser son sentiment d'être exclue du monde. Dans d'autres cas, ce sentiment est si fort qu'il peut engendrer l'angoisse de disparaître tout de bon dans l'obscurité (Among the Lost Things) ou la croyance d'être une personne d'une nature différente, un mutant (The Zebra-Struck). 

On comprendra dès lors comment la drogue peut s'installer dans la vie de ces femmes. Certaines ont aussi pour échappatoire la voiture, de sport en particulier, qui leur donne l'illusion d'avoir seulement à traverser un monde hostile. L'une d'elles trouve même parmi les pilotes de courses un milieu où elle se plaît (A World of Heroes).

Passer, encore que, a-t-on envie de plaisanter, si les héroïnes d'Anna Kavan sont sous l'emprise de psychotropes, les autres usagers de la route, réduits à leurs yeux à des « masques et des marionnettes », risquent de les voir se précipiter rageusement sur eux (Fog, High in the Moutains). 

Ce n'est pas pour rien qu'Anna Kavan surnommait sa seringue son « bazooka » comme cet instrument lui conférait un sentiment de contrôle et de puissance même s'il pouvait lui donner le désir de détruire un monde dont, depuis l'enfance, elle se « sentait couper », pour reprendre les mots de la nouvelle-titre du recueil : Julia and the Bazooka

Dans celle-ci, une jeune fille meurt prématurément dans l'indifférence de son entourage et se retrouve inhumée dans un columbarium au-dessus d'une falaise. Je ne sais à quel moment de sa vie Anna Kavan a écrit cette histoire, mais on a l'impression que c'est véritablement une jeune fille incomprise et mal aimée qui l'a fait dans un carnet intime sans intention de le montrer à quiconque. 

Le style d'Anna Kavan est marqué de façon générale par une simplicité juvénile, voire parfois enfantine, délibérément sans nul doute. Par lui-même, il traduit les occurrences où son auteur était envahi tout entier par sa vieille détresse... 

Falling back, falling back – again and again... 

23 juillet 2016 

Anna Kavan : Julia and the Bazooka, Peter Owen, Londres, 1970. 
(Pas de traduction connue.)