Broadway Tower – Photo de Nick Hubbard
Regina. Reine en italien. Reine souveraine et jalouse, non de son manoir qu'elle abhorre, mais de son corps dans lequel elle a investi tout son narcissisme à cause du manque d'affection dont elle a souffert elle-même au cours de son enfance. Envoûtée par son propre charme, Regina s'en sert comme d'un champ magnétique pour subjuguer les autres ou, au contraire, les tenir à distance de façon destructrice. C'est pourquoi cette reine est souvent désignée plutôt comme une sorcière dans un roman qui présente tous les traits d'un conte aux accents irréels alors qu'il est profondément biographique.
Irréel. L'univers de A Scarcity of Love se déploie dans le flou quant à ses lieux d'action comme quant à ses personnages. Les premiers semblent imaginaires, ils ne sont jamais nommés ou presque – en une seule occasion, l'Amérique est évoquée . Les seconds voient mentionnés à peine leur passé, leur profession ou leurs activités quotidiennes . De façon curieuse (ou malicieuse) aussi, à un seul est donné un nom de famille.
Le récit se focalise ainsi sur les relations affectives entretenues par ses protagonistes dont les attentes, les tensions, les élans, les rejets sont décrits avec clarté et précision et, en même temps, quelque chose de (faussement) naïf, d'ingénu. Le style d'Anna Kavan m'a paru, au vrai, rare, voire original. En tous les cas, il concourt à l'étrangeté que dégage l'univers du roman concentré sur des détresses intérieures dont le lecteur n'est pas distrait.
On pourrait dire qu'il se retrouve lui-même captif d'un charme douloureux devant le sort de Gerda, enfant non désiré, ballot gênant pour sa mère qui la place d'abord dans d'autres mains avant de reprendre sa garde pour l'entraîner dans ses pérégrinations oisives de par le monde.
Non désiré. Regina ne voit guère en sa fille qu'une menace à son culte d'elle-même et la maintient à l'état de dépendance émotionnellement et matériellement.
Victime de mépris et de vexations incessantes, sans ami vers qui se tourner, Gerda ne trouve pour refuge que l'univers féerique qu'elle s'invente, univers dont on ne saura rien au demeurant. Qu'importe, la vie réelle se présente pour Gerda comme un conte maléfique. Et si elle semblera à un moment lui sourire et lui donner l'opportunité d'échapper au sortilège par sa mère, ce sera de manière tout ironique...
Conte maléfique. Les contes traditionnels constituent des récits de passage à la maturité ou de libération d'un ensorcellement qui voient souvent leur héros prendre possession d'un château comme symbole de réussite. Finalement, on pourrait dire que A Scarcity of Love se révèle pour sa part une espèce d'anti-conte allant à rebours du franchissement d'épreuves, de la construction de soi et de l'intégration à la communauté. Il commence dans un château que l'on fuit et se poursuit dans une itinérance sans destination, sans résolution...
… somebody's missing... somebody's missing... somebody's missing…
25 janvier 2016
Anna Kavan : A Scarcity of Love, Peter Owen, 1956.
(Traduction : Mal-aimées, précédé de Neige, Stock, 1975.)

