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Seul et impuissant

Dans la Bible, Caleb compte parmi les douze hommes auxquels Moïse, dans sa quête de la Terre promise, confie la mission de se renseigner sur le pays de Canaan. Dans Caleb Williams, or Things as They Are (Caleb Williams ou les choses comme elles sont), déjà évoqué dans ses notes (cf. Compagnons), William Godwin charge pour sa part son héros de témoigner de l'injustice régnant en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. À travers ce roman, publié en pleine révolution française, en 1794, William Godwin désira faire connaître au plus grand nombre ses idées telles qu'il les avait développées dans son célèbre Political Justice un an auparavant.  


Jeune homme d'origine modeste, Caleb Williams est engagé comme serviteur par Ferdinando Falkland, un noble célibataire qui vit reclus dans son domaine depuis plusieurs années. Des crises nerveuses étranges frappent parfois celui-ci, crises qui excitent la curiosité de Caleb. Interrogeant l'intendant de son maître, il apprend les événements tragiques qui ont assombri le destin d'un homme indubitablement supérieur, par la bonté, l'intelligence et la grâce des manières dont il était doué, mais aussi attaché de la manière la plus susceptible à sa réputation et au point d'honneur (comme plus tard chez Joseph Conrad le lieutenant Féraud dans Le Duel). C'est cet amour-propre exacerbé qui devait causer son malheur quand, après avoir longtemps voyagé, il revint prendre en charge son domaine et gagner la faveur de son voisinage au détriment de Barnabas Tyrell, grand propriétaire terrien au tempérament des plus brutal.. 

Je n'en révélerai pas davantage sur les événements qui mirent en prise les deux hommes en question comme les doutes de Caleb Williams sur certains points et la lumière qu'il voudrait y faire en titillant subtilement Ferdinando Falkland sont relatés par William Godwin dans un suspens ironique. En effet, la curiosité somme toute innocente, sans mauvaise intention, de Caleb Williams à l'égard du secret de son maître va le plonger, par un retournement inattendu, dans un cauchemar, où de traqueur (dira-t-on) il se retrouvera traqué, parce que « les choses comme elles sont », qui font le sous-titre du roman, sont toutes à l'envers de ce qu'elles devraient être.

En fait, je suis dominé par le sentiment que William Godwin a construit tout son roman sur des ironies, parodiant à la fois les romans gothiques et les romans d'aventure de son temps – à la façon d'autres auteurs de son époque comme Lawrence Sterne ou Diderot chez nous. Peut-être devrait-on parler de « deceptions », en prononçant ce faux-ami anglais avec un mauvais accent français, comme William Godwin se serait plût à décevoir les conventions pour mieux révéler ce qui trompe [I] (et vice-versa dans mes traductions futures).  

Caleb Williams ne possède aucun charme, pas même la naïveté des héros aux joues roses des romans picaresques. Naïf, inexpérimenté, il l'est, mais comme un jeune homme de condition humble qui ne connaît le monde que par le voisinage paysan dans lequel il a grandi et les quelques livres sur lesquels il a pu mettre la main. Et s'il nous fait le récit de sa découverte des choses, ce n'est pas à travers des aventures humoristiques comme celles de Tom Jones d'Henry Fielding (1749), mais sous l'enseigne de l'oppression des puissants et des préjugés en leur faveur qu'il paie pour sa part par l'emprisonnement avant de devenir un fugitif n'ayant d'autres ressources que de mauvais expédients... 

Toutefois, il serait faux à proprement parler de considérer Caleb Williams comme un anti-héros. Méprisé par tous pour avoir attenté à l'honneur de son ancien maître, il témoignera au fil de ses mésaventures de toutes les vertus dont ce dernier manque. Il a aussi quelque chose d'un Ulysse avec sa manière de ne pas se laisser abattre par le sort et de tirer parti de tout moyen d'échappatoire s'offrant à lui, seulement que William Godwin lui refuse d'accomplir des prouesses. Quand, à sa première tentative d'évasion de prison, Caleb parvient à se libérer des ses fers, puis à faire sauter une après l'autre les serrures des portes et n'avoir plus dès lors qu'à franchir le mur le séparant de la liberté, c'est pour le voir, en sautant de l'autre côté, se fouler le cheville et être retrouvé par ses geôliers affalé lamentablement sur le sol.
 
Le récit de l'incarcération du pauvre Caleb représente peut-être la partie la plus remarquable du roman, elle dégage tant de vérité sordide qu'on a l'impression (fausse) qu'elle est issue d'une expérience personnelle de la part de William Godwin. 

Au chapitre des « déceptions » romanesques présenté par le roman, on peut noter également comment William Godwin prive son messager d'une histoire d'amour même malheureuse. Le roman ne compte qu'une seule intrigue sentimentale secondaire même si à travers Emily Melville et ses sentiments non partagés pour Falkland, William Godwin (qui devait épouser Mary Wollstonecraft peu d'années après la parution de Caleb Williams), révèle une sensibilité certaine à l'égard des femmes assujetties elles aussi à un ordre social vicié.  

Si à l'époque, l'Angleterre se flattait de son démocratisme et de ses libertés, ce qui lui valait du côté absolutiste de la Manche d'être cité en modèle par certains esprits contestataires (Montesquieu, Voltaire, etc.), William Godwin en vient, lui, à faire un de ses personnages tourner en dérision le soit-disant privilège d'être un « Englishman ». C'est une autre ironie qu'il offre dans son roman que de voir Caleb Williams trouver refuge chez des brigands placés sous l'autorité d'un chef en révolte contre l'oppression des institutions.  

Toutefois, Caleb Williams, et William Godwin à travers lui, ne témoigne pas de haine envers les tenants de l'autorité. Le roman entend montrer que l'ordre social les avilit et les dénature aussi, Falkland le premier. Malgré tout ce qu'il lui fait subir, Caleb Williams ne cesse de louer les vertus profondes de son maître et de vouloir défendre son honneur véritable, celui de ses vertus, non celui de son rang qui le rend cruel - en vain malheureusement dans un roman sombre mêlant réalisme et gothique pour traiter de prisons qui n'étaient pas, comme celles de Piranèse, imaginaires.[II] 

17 mars 2016

William Godwin : Caleb Williams, or Things as They Are, 1794. 
(Traduction : Caleb Williams, ou les choses comme elles sont, Phébus, 1997, 
disponible gratuitement sur Gallica.)

I :  « Deception »  signifie tromperie en anglais.

II : Prisons imaginaires est le titre donné en français à la fameuse séries de gravures de l'artiste italien – même si l'original est I Carceri (Les Prisons) tout court. Par ailleurs, il me semble avoir vu la photo de l'homme en couverture de l'édition présentée de Caleb Williams dans une revue ou un livre comme exemple des mises en scènes privées telles qu'elles furent prisées au cours de la seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre. Ironie, ironie...