Jeune homme d'origine modeste, Caleb Williams est engagé en tant que serviteur par Ferdinando Falkland, un noble célibataire qui vit reclus dans son domaine depuis plusieurs années. Des crises nerveuses étranges frappent parfois celui-ci, crises qui excitent la curiosité de Caleb. En interrogeant l'intendant de son maître, il apprend les événements tragiques qui ont assombri le destin d'une personnalité indubitablement supérieure par la bonté, l'intelligence et la grâce des manières, mais aussi très susceptible quant à la réputation et au point d'honneur (comme plus tard le lieutenant Féraud dans Le Duel de Joseph Conrad). C'est cet amour-propre exacerbé qui devait causer le malheur de Falkland quand, après avoir longtemps voyagé, il revint prendre en charge son domaine et gagner la faveur de son voisinage au détriment de Barnabas Tyrell, grand propriétaire terrien au tempérament brutal.
L’opposition entre les deux hommes de même que les doutes de Caleb Williams, doutes qu’il voudrait éclaircir en titillant subtilement Falkland sont relatés par William Godwin dans un suspens ironique. En effet, la curiosité somme toute innocente de Caleb Williams à l'égard du secret de son maître va le plonger, par un retournement inattendu, dans un cauchemar, où de traqueur (dira-t-on) il se retrouvera traqué, parce que « les choses comme elles sont », qui font le sous-titre du roman, sont toutes à l'envers de ce qu'elles devraient être.
En fait, je suis dominé par le sentiment que William Godwin a construit son Caleb Willams sur des ironies, parodiant à la fois les romans gothiques et les romans d'aventures de son temps – à la façon de Lawrence Sterne ou Diderot au même siècle. Peut-être devrait-on parler de « deceptions », en prononçant ce faux-ami anglais avec un mauvais accent français, comme William Godwin se serait plu à décevoir les conventions pour mieux révéler ce qui trompe (1) (et vice-versa dans mes traductions futures).
Caleb Williams ne possède aucun charme, pas même la naïveté des héros aux joues roses des romans picaresques. Inexpérimenté, il l'est, mais en tant que jeune homme de condition humble qui ne connaît le monde que par le voisinage paysan dans lequel il a grandi et les quelques livres sur lesquels il a pu mettre la main. Et s'il nous fait le récit de sa découverte des choses, ce n'est pas à travers des tribulations humoristiques comme celles de Tom Jones d'Henry Fielding (1749), mais sous l'enseigne de l'oppression des puissants et des préjugés en leur faveur qu'il paie pour sa part par l'emprisonnement avant de devenir un fugitif n'ayant d'autres ressources que de mauvais expédients...
Cependant, il serait faux à proprement parler de considérer Caleb Williams comme un antihéros. Méprisé par tous pour avoir attenté à l'honneur de son ancien maître, il témoignera au fil de ses mésaventures de toutes les vertus dont ce dernier manque. Il a aussi quelque chose d'un Ulysse avec sa manière de ne pas se laisser abattre par le sort et de tirer parti de tout moyen d'échappatoire s'offrant à lui, seulement que William Godwin lui refuse d'accomplir des prouesses. Quand, à sa première tentative d'évasion de prison, Caleb parvient à se libérer des ses fers, puis à faire sauter une après l'autre les serrures des portes et n'avoir plus ainsi qu'à franchir le mur le séparant de la liberté, c'est pour le voir se fouler la cheville et être retrouvé par ses geôliers alors qu'il est affalé lamentablement sur le sol.
Le récit de l'incarcération du pauvre Caleb est du reste particulièrement réussi, elle dégage tant de vérité sordide qu'on a l'impression (fausse) qu'elle est issue d'une expérience personnelle de la part de William Godwin.
Au chapitre des « déceptions » romanesques auquel celui-ci s'est plu, on peut noter également le fait de priver Caleb Williams d'une histoire d'amour. C'est seulement de façon secondaire et malheureuse qu'une est offerte à travers le personnage d'Emily Melville, William Godwin (qui devait épouser Mary Wollstonecraft peu d'années après la parution de Caleb Williams) témoignant une sensibilité certaine à l'égard des femmes assujetties elles aussi à un ordre social vicié.
Si l'Angleterre se flattait à l'époque de son démocratisme et de ses libertés, ce qui lui valait du côté absolutiste de la Manche d'être cité en modèle par certains esprits contestataires (Montesquieu, Voltaire, etc.), William Godwin en vient, lui, à tourner en dérision le prétendu privilège d'être un « Englishman ».
Caleb Williams, et William Godwin à travers lui, ne témoigne pas toutefois de haine envers les tenants de l'autorité. Le roman entend montrer que l'ordre social les avilit et les dénature aussi, Falkland le premier. Malgré tout ce qu'il lui fait subir, Caleb Williams ne cesse de louer les vertus profondes de son maître et de vouloir défendre son honneur véritable, celui de ses vertus, non celui de son rang qui le rend cruel.
(1) "Deception" en anglais signifie tromperie.
17 mars 2016
William Godwin : Caleb Williams, or Things as They Are, 1794.
(Traduction : Caleb Williams ou les choses comme elles sont,
Phébus, 1997,
disponible gratuitement sur Gallica.)

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire