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Old Monkey

Bagheera la panthère, Baloo l'ours, Kaa le serpent, sont devenus des personnages universellement familiers grâce à l'adaptation des studios Disney, sortie sur les écrans en 1967, du Livre de la jungle de Rudyard Kipling, œuvre composée de deux recueils de contes parus respectivement en 1894 et 1895. 

Les différences entre l'une et l'autre version sont profondes toutefois. D'abord, les deux Livres de la jungle de Kipling alternent les récits dont Mowgli est le protagoniste et les récits où il est absent comme pouvant prendre place ailleurs qu'en Inde. Ensuite, si chez Disney, la nature est représentée de façon humoristique et bénigne, chez Kipling, elle l'est de manière relativement sombre et âpre : malgré sa fantaisie de mettre en scène des animaux raisonneurs et discoureurs, Kipling entendait en effet révéler à ses jeunes lecteurs la vérité de la lutte implacable pour la vie, ce dans une exaltation des valeurs viriles et de l'Empire britannique. 

La nature. Ses prédateurs, ses proies. Au sein de cette hiérarchie, Mowgli est placé sans ambiguïté parmi les premiers et ainsi l'homme en général. Cependant, cet homme qu'exemplifie Mowgli est aussi défini comme un être sociable, ce qui implique pour lui la nécessité d'apprendre à maîtriser ses pulsions et sa force pour le bien-être du groupe que forment ses semblables. 

Enfant égaré dans un environnement sauvage où il apparaît avec un port altier (il ne sera pas le seul héros des deux Livres de la Jungle à être « marqué » d'une façon ou d'une autre), Mowgli fera cet apprentissage difficile au sein de la meute de loups l'ayant recueilli et auprès du vieil ours solitaire Baloo. Il parviendra si bien à assimiler les « lois de la jungle » grâce à ses facultés intellectuelles et morales supérieures aux autres animaux, qu'il finira même par devenir le « maître » reconnu par tous de cette dernière. 

Il ne conservera toutefois ce rang que de manière transitoire (transitionnelle diraient peut-être les psychanalystes devant tout la mise en scène anthropomorphique de l'éducation opérée par Kipling) puisque tout l'enjeu de ses premières années passées dans la jungle est de le voir retrouver la vie en ville comme un mâle fait... 

Si on peut trouver le programme de Kipling des plus nobles (il inspira en tous les cas le scoutisme), pour ma part, je ne cache pas d'avoir été traversé par un mauvais frisson devant son expression à travers Les Serviteurs de sa Majesté

Dans ce conte, où ne figure pas Mowgli, des animaux employés par les troupes impériales discutent au cours d'une nuit de leurs expériences de la guerre en ne dissimulant pas leurs peurs, voire leurs doutes. Cependant, ils oublient tout à fait ceux-ci le lendemain, jour où ils participent à une parade dont la conclusion, la formation d'un « un mur solide d'hommes, de chevaux et d'armes », en imposera fort à un chef local récalcitrant à accepter la domination britannique : 

« Bien, dit-il [le chef local], de quelle manière cette merveille est produite ? 

Et l'officier répondit : « un ordre a été donné, et ils ont obéi. » 

Mou(gl)i... Kipling offre une vision lisse de la colonisation, bien que, peut-être, quand il dénonce l'avidité en quelques occasions, il vise celui qui avait animé les Anglais depuis les débuts de la constitution de leur Empire. Ailleurs dans son œuvre, il a exprimé en tous les cas son désir de voir ces derniers porter sur leur dos le fardeau de la civilisation plutôt que des sacs d'argent. (Rule moins gauchement Britannia et plus droitement !). Mais si l'on considère dans cette perspective Le Chien rouge, où la jungle est menacée par l'arrivée d'une meute anarchique de chiens affamés que Kipling oppose aux loups qui se conforment pour leur part noblement aux « lois de la jungle », on pourrait (rétrospectivement) poser une question peu flatteuse pour les Anglais (que je respecte beaucoup par ailleurs) : pouvait-on faire de chiens des loups ? 

Un conte comme Le Chien rouge souffre aussi à mon sens de son idéal qu'on ne définir autrement que comme disciplinaire : 

“Now these are the Laws of the Jungle, and many 

and mighty are they: 

But the head and the hoof of the Law and the haunch 

and the hump is – Obey!” 

Combien de fois cette injonction n'est-elle pas faite au fil des pages ! Obéir, obéir, obéir... Pour notre part, nous entendons bien qu'apprendre à obéir est nécessaire à un enfant, mais il est regrettable que Kipling ne se soit soucié en aucune manière de la question du développement des facultés critiques et du prix que l'on a à payer si on ne veut plus obéir pour des motifs légitimes : l'exclusion du troupeau. 

À ce sujet, je songe à la solitude dont souffre Flory dans Une histoire birmane de George Orwell – le peu héroïque Flory qui est « marqué » de façon ironique par une vilaine tache au visage... 

Mais on pourrait dire que l'Inde elle-même se chargea d'être ironique, car, n'est-ce pas, à l'époque où le personnage de Mowgli apparaîssait dans les librairies, un indien de chair et de sang allait bouleverser les calculs que l'on pouvait faire au sujet de l'Empire. Si Gandhi n'offrait pas une allure fière à la façon de Mowgli, on ne pourra certes nier ses réalisations en tant qu'homme. 

En voici une photo en compagnie d'humbles ouvrières anglaises qui, peut-être, le trouvèrent plus proche d'elles que des vieux sin..., pardon, des « gentlemen » accomplis :


28 mai 2015