, publié en 1904, Joseph Conrad a créé une vaste fresque politique et morale située au Costaguana, un pays imaginaire d'Amérique latine où règnent l'instabilité et la corruption.
En mal de développement, le Costaguana ne compte guère comme richesses naturelles que des réserves d'argent dans la province côtière du Sulaco, réserves dont l'exploitation a été abandonnée il y a quelques années. Or, le nouveau gouvernement décide du redémarrage de cette dernière en la concédant à John Gould, commerçant prospère d'origine britannique non sans lui forcer la main pour toucher d'avance cinq années de parts de profit en contrepartie. Le procédé et le fait de prendre les rênes d'une entreprise pour laquelle il n'a aucune compétence affectent tant John Gould qu'il en perd la santé. Cela l’amène aussi, jusqu'à sa mort prématurée, à exhorter son fils Charles à ne pas revenir d'Europe où il est parti faire ses études – en vain. Passionné par l'exploitation des mines, Charles Gould demeurera convaincu que celle de San Tomé ne pourra apporter que du bien à sa patrie.
Telle est l'intrigue centrale d'un roman à la fois complexe et limpide où une vaste galerie de personnages va se retrouver projetés dans des luttes fiévreuses. En fait, si celles-ci prennent place en Amérique latine, on peut avoir l'impression que Joseph Conrad a mis en question tous les bouleversements que l'Occident dans son ensemble a connus au cours du XIXe siècle.
Les habitants de sa contrée imaginaire sont en effet marqués par leur origine européenne. Charles Gould ou plutôt Don Carlos est animé par un esprit positif et paternaliste typiquement britannique. Il est soutenu dans son action par un financier américain, Holroyd, qui rêve de répandre au Costaguana un christianisme purifié selon un esprit lui aussi propre à son pays. Don Carlos peut compter également sur sa femme d’ascendance anglaise, Emily, qui s'offre, par sa gentillesse et son intelligence ornée par la douceur et la modestie, comme une figure féminine idéale que d'aucuns aujourd'hui jugeront rétrograde de la part de Joseph Conrad.
Conduite par Don Carlos avec ténacité, l'exploitation de la mine de San Tomé se révèle une réussite commerciale de même qu'un bienfait politique puisqu'elle favorise l'instauration d'un régime démocratique pour le Costaguana. Tout cela se paie cependant d'un certain prix. D'abord, pour assurer la bonne marche de son entreprise, Don Carlos doit s'accommoder de pratiques douteuses au dam de son épouse avec laquelle ses relations deviennent de plus en plus froides. Ensuite, les gains de la mine de San Tomé attisent tant les convoitises qu'elles provoquent une (énième) insurrection menée par le général Montero et son frère.
Si l'esprit à la fois pragmatique et moral des Anglo-saxons est remis en cause par Joseph Conrad à travers le couple Gould et le financier Holroyd, la mentalité plus spirituelle dont on se plaît à se glorifier chez les Français l'est à travers le personnage de Martin Decoud. Autre enfant du Costaguana, c'est à Paris que Don Martin a poursuivi son éducation. Joseph Conrad n'est pas tendre avec le cynisme intellectuel des « boulevards » qu’adopte le jeune homme. Ainsi le verra-t-on, de retour au Costaguana, se charger de la direction d'un important journal défendant la démocratie moins par amour des idéaux que pour les beaux yeux de Dona Antonia, pasionaria austère et farouche...
La conviction républicaine ne manque par contre pas à Giorgio Vola qui a été un des « mille » compagnons de Garibaldi qu'il a suivi depuis ses premières grandes campagnes de libération menées en Amérique du Sud jusqu'à ses combats pour l'unification de l'Italie. Toutefois, Giorgio Vola a été si bien dégoûté par le tour pris par les événements qu'il a préféré quitter son pays natal, finissant par s'installer à Sulaco comme humble tenancier d'auberge. Respecté par ses compatriotes immigrés, il est devenu aussi une sorte de père adoptif pour le personnage-titre du roman de Joseph Conrad, celui que l'on surnomme Nostromo.
On pourra certes s'amuser que je n'en vienne à lui que maintenant, à rebours de l'histoire, mais Nostromo s'y tient après tout à l'intersection de tous ses fils dans le rôle d'un homme de main (Nostromo signifiant « notre homme » en italien) réputé pour son habileté et surtout son incorruptibilité. Contremaître, pour le compte de l'ONS Company, des dockers du port de Sulaco, son prestige est grand. Malheureusement, si on peut voir cet homme prendre tous les risques au cours des missions qu'on lui confie pour la défense de la démocratie, c'est justement par passion de ce prestige.
À cet égard, Nostromo est opposé au docteur Monygham. Engagé dans le combat pour la liberté de façon sincère, non sans le désir d'expier une faute secrète commise dans le passé, ce dernier arbore une allure misérable et des manières frustes ne lui valant que le mépris de la part peuple.
Les apparences comptent terriblement au sein du Costaguana. Ce sont elles qui poussent le général Montero et son frère, dominés par des rêves grotesques de pompe napoléonienne, à renverser le modeste régime républicain en place. Ce sont des discours aussi enflammés que faux qui déchaînent la furie des Costaguanais. C'est à tel point que le roman de Joseph Conrad offre souvent des relents de comédie, sauf que les chimères des uns et les emportements des autres entraînent des actes atroces : mises à sac, tortures, exécutions sommaires, etc.
Les apparences seront ce qui perdront aussi finalement Nostromo dans un roman dominé dans son ensemble par l'ironie, à laquelle nul personnage n'échappe, que cela soit le bien intentionné, mais borné Charles Gould, le brillant, mais falot Decoud ou les fantasques et vains frères Montero, tous s’entre-déchirant autour d'une mine d'argent, métal utile sur lequel les uns comptent pour fonder une société plus juste, dont l'éclat rare enflamme la cupidité des autres :
« Elle [Mrs. Gould] balbutia dans le vide les mots "intérêts matériels." »
Dans le vide, car si Nostromo est un roman foisonnant, foisonnant de personnages, de passions et d’événements dont je ne suggère qu'une faible idée, il est aussi le roman d'un manque, d'une absence, celui d'un principe supérieur et transcendant. Et je songe alors que c'est ce que Dinah Maria Craik n'avait pas oublié quelques décennies avant Joseph Conrad de conférer à son John Halifax, entrepreneur volontaire, mais pieux et généreux à la fin du XVIIIe siècle, c'est-à-dire à l'orée de nouveaux temps dont Nostromo entendait dresser, pour ainsi dire, le solde négatif – que l'on n'a toujours pas fini à ce jour de résorber.
11 juillet 2016