Cet agent secret, de second ordre, s'appelle Adolf Verloc. Officiant pour un État qui n'est jamais nommé (on peut supposer qu'il s'agit de l'Empire russe ou de l'Empire allemand), il vit depuis plusieurs années à Londres où il est infiltré dans les milieux anarchistes dont il est chargé de noter les faits et gestes. Il s’est marié à une Anglaise, Winnie, aux côtés de laquelle il tient un petit bazar douteux (on y trouve des photos « intéressantes » comme on disait à l'époque et des préservatifs) qui lui sert à la fois de couverture et de lieu de rendez-vous avec ses « amis » contestataires. Sans enfant, le couple abrite sous son toit la mère et le frère attardé de Winnie, Stevie. C'est pour eux, au vrai, que Winnie s'est résignée à s'unir à Verloc et qu'elle s'interdit d'être curieuse de ses activités dans un jeu de dupe mutuel.
Mais, alors que notre agent de renseignements mène une vie relativement douillette, voilà que lui est tout à coup confiée une mission d'un nouveau genre, bien plus risqué : pousser ses « amis » à organiser un attentat sur le sol britannique comme la tolérance qui y est offerte aux anarchistes déplaît aux autorités auxquelles Verloc obéit.
Homme sans loyauté, comme son patronyme mélangeant l'allemand et le français le souligne, Adolf Verloc éprouve le plus grand mécontentement devant l'ordre qu'il a reçu sous la menace d'être mis au rencart en cas d'échec, d'autant que ses « compagnons de lutte » sont de ceux qui parlent davantage qu'ils n'agissent. Joseph Conrad délivre des portraits peu reluisants des anarchistes qu'il réduit à un ramassis de paresseux ayant trouvé dans la révolte radicale contre la société un refuge contre les responsabilités. Même celui, surnommé « le professeur », qui apparaît sérieux dans ses convictions n'est en fait habité que par un délire de toute-puissance, délire cristallisé par la bombe qu'il porte toujours sur lui et qu'il est prêt à faire exploser à tout moment.
Devant faire face à la solitude et à l'abîme de la vie fausse qu'il s'est construite, Verloc n'hésitera guère cependant à faire feu de tout bois pour mener à bien sa mission au cours d'une histoire où tout ira de travers, y compris au sein des autorités britanniques dont la froideur et le cynisme ne seront pas épargnés par la verve satirique de Joseph Conrad...
L'univers sombre et poisseux que celui-ci dépeint semble fonder sur l'idée de la corruption des êtres au simple contact des uns des autres. Même si quelques personnages porteurs d'innocence sont mis en scène comme la mère et le frère de Winnie, ce serait seulement pour les voir être victimes de ceux qui les entourent.
Pour ma part, L'Agent secret m'a évoqué de façon rétrospective les romans noirs qui ont commencé à apparaître dans les années 20 aux États-Unis avec leurs héros ambigus qui se retrouvent piégés dans des toiles d'araignée. Je ne sais s'il conviendrait de considérer l'œuvre de Joseph Conrad comme un prototype du genre, mais reste qu'elle déboucha sur un nouvel insuccès commercial pour son auteur. Quand ça veut pas...
12 août 2015

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