Affichage des articles dont le libellé est 20 - Mary Shelley. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est 20 - Mary Shelley. Afficher tous les articles

Janetenstein

Dans un article précédent (Kawaï !, cf. The Donkey Messenger), nous avons exprimé nos doutes quant à l'entreprise menée par une maison d'édition canadienne d'adapter les grands classiques littéraires en manga, à commencer par Orgueil et Préjugés et Emma de Jane Austen. À la vue des couvertures et de certaines images, nous avons craint que la part de romance de ces deux romans ait été privilégiée aux joies plus austères du « sense » auxquelles ils invitent. L’œuvre de Jane Austen est devenue autant un sujet de célébration qu'un objet d'exploitation sans scrupule. À ce dernier titre, on pourrait la comparer à un corps que certains n'hésitent pas à dépecer et réarranger avec de nouvelles parties (en ajoutant de la « testostérone » à Darcy par exemple [I]) pour séduire davantage le public actuel – peu porté aux triturations morales – même si parfois il y a de quoi être horrifié des résultats comme devant Frankenstein :

— Comme vos yeux sont protubérants !

— C'est pour mieux te captiver, mon enfant.                  

En fait, si j'évoque la créature sans nom enfantée par l'hubris du savant Victor Frankenstein dans le roman de Mary Shelley, paru au début du XIXe siècle, c'est pour toucher quelques mots de l'adaptation réalisée par Junji Ito, un des maîtres japonais de l'étrange et de l'angoisse, adaptation aux qualités certaines à mon sens – il ne s'agit pas en effet de me considérer comme un détracteur des mangas qui m'ont longtemps passionné.

Le mythe de Frankenstein est connu de tout un chacun comme un des plus puissants de l'époque moderne sur les périls de la science quand elle est poursuivie aveuglément. Il conserve plus que jamais son acuité à l'heure des progrès toujours plus grands effectués par les recherches génétiques.
Junji Ito offre une adaptation relativement fidèle au roman qui a généré ce mythe, surtout dans sa première moitié malgré quelques raccourcis pas forcément regrettables au vrai. Grâce aux procédés cinématiques des mangas (permettant de moduler aisément psychologie et action, lenteur et vitesse) et la finesse de son propre style (pas de yeux protubérants chez lui), Junji Ito parvient à restituer avec force la tragédie gothique de Mary Shelley. C'est au même degré que le lecteur sera épouvanté par la fièvre démiurgique de Victor Frankenstein et ému par la détresse de son monstre livré au rejet et à la solitude. 

Tant que Junji Ito s'attache au texte de Mary Shelley, je crois qu'on peut dire que son ouvrage constitue une réussite. Il ferait désirer d'autres adaptations dans le même style au contraire de celles qui n'apparaissent que comme des caricatures indignes. Malheureusement, j'ai moins apprécié l'inflexion personnelle que le mangaka a voulu donner à l'intrigue originale à un certain moment – avant d'y recoller – comme elle trahit trop le discours poursuivi par Mary Shelley sans l'enrichir. Je ne dévoilerai pas le contenu de ce passage, mais je déplore que Junji Ito se soit complu aux effets horrifiques au détriment de l'évolution morale en jeu pour Victor Frankenstein chez Mary Shelley. À broder, il y a de quoi être déçu que Junji Ito n'ait pas fait preuve de l'originalité qui est la sienne dans ses autres œuvres que j'incite toute personne ayant le goût de l'inquiétant à découvrir. Son Frankenstein mérite aussi la lecture, y compris de la part de ceux qui ont aimé le roman de Mary Shelley : ils ne le retrouveront pas tout à fait entier, mais suffisamment pour ne pas avoir envie de voir son être de cauchemar exister un jour !    

25 novembre 2015

I : Selon le propre mot du réalisateur de l'adaptation d'Orgueil et Préjugés en 1995 au sujet de la scène inventée qui voit Darcy, à demi-déshabillé, plonger et nager avec une mâle vigueur dans les profondeurs d'un lac pour essayer de refroidir sa fièvre amoureuse – scène qui a donné un frisson fantasmatique mémorable à de nombreuses téléspectatrices...  
    
Junji Ito : Frankenstein (d'après Mary Shelley), Tonkam, 2014.