Dans un article précédent (Kawaï !), nous avons exprimé nos doutes devant l'entreprise menée par une maison d'édition canadienne d'adapter les grands classiques littéraires en manga, à commencer par Orgueil et Préjugés et Emma de Jane Austen. Nous avons craint, à la vue des couvertures et de certaines images, que la part de romance de ces deux romans ait été privilégiée aux joies plus austères du « sense » auxquelles ils invitent. L’œuvre de Jane Austen est devenue autant un sujet de célébration qu'un objet d'exploitation sans scrupule. À ce dernier titre, on pourrait la comparer à un corps que certains n'hésitent pas à dépecer et réarranger avec de nouvelles parties (en ajoutant de la « testorénone » à Darcy par exemple (1)) pour séduire davantage le public actuel – peu porté aux triturations morales – même si parfois il y a de quoi être horrifié des résultats comme devant le célèbre monstre de Frankenstein :
— Comme vos yeux sont protubérants !
— C'est pour mieux te captiver, mon enfant.
Le mythe de Frankenstein est connu de tout un chacun comme un des plus puissants de l'époque moderne sur les périls de la science quand elle est poursuivie aveuglément.
La mise en images par Junji Ito de l’œuvre derrière ce mythe est assez fidèle, surtout dans sa première moitié malgré quelques raccourcis pas forcément regrettables au vrai. Grâce aux procédés cinématiques des mangas (permettant de moduler aisément psychologie et action, lenteur et vitesse) et la finesse de son style, Junji Ito parvient à restituer avec force la tragédie gothique de Mary Shelley. C'est au même degré que le lecteur sera épouvanté par la fièvre démiurgique de Victor Frankenstein et ému par la détresse de son monstre livré au rejet et à la solitude.
Tant que Junji Ito s'attache au texte de Mary Shelley, je crois qu'on peut dire que son ouvrage constitue une réussite. Il ferait désirer d'autres adaptations dans le même style. Malheureusement, j'ai moins apprécié l'inflexion personnelle que le mangaka a voulu donner à l'intrigue originale à un certain moment – avant d'y recoller – comme elle trahit trop le discours poursuivi par Mary Shelley sans l'enrichir. Je ne dévoilerai pas le contenu de ce passage, mais je déplore que Junji Ito se soit complu aux effets horrifiques au détriment de l'évolution morale en jeu pour Victor Frankenstein chez Mary Shelley. À broder, il y a de quoi être déçu que Junji Ito n'ait pas fait preuve de ce qu'il témoigne dans ses autres œuvres que j'incite à découvrir. Cette réserve faite, son Frankenstein mérite aussi la lecture, y compris de la part de ceux qui ont aimé le roman de Mary Shelley : ils ne le retrouveront pas tout à fait entier, mais suffisamment pour ne pas avoir envie de voir cet être de cauchemar exister un jour !
25 novembre 2015
(1): Selon le propre mot du réalisateur de l'adaptation d'Orgueil et Préjugés en 1995 au sujet de la scène inventée qui voit Darcy, à demi-déshabillé, plonger et nager avec une mâle vigueur dans les profondeurs d'un lac pour essayer de refroidir sa fièvre amoureuse – scène qui a donné un frisson fantasmatique mémorable à de nombreuses téléspectatrices...
Junji Ito : Frankenstein (d'après Mary Shelley), Tonkam, 2014.

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