Comstocked with an Aspidistra

Publié en 1936 par George Orwell, Et vive l’aspidistra ! (Keep the Aspidistra Flying) fait singulièrement écho avec Une histoire birmane (Burmese Days) paru deux ans plus tôt en 1934 – à tel point qu'il y aurait de quoi le prendre pour une sorte de suite qui verrait le malheureux Flory se décider à laisser derrière lui l'enfer colonial pour revenir, sous une nouvelle identité, au pays où il ferait face, hélas, au même mal : l'argent.

L'Amateur de cactus – Carl Spitzweg
(Source de l'image : Wikimedia Commons)

De cette manière, l'ouverture de Et vive l'aspidistra ! plonge à nouveau le lecteur au cœur d'un marasme personnel où la moiteur étouffante de la jungle d'Une histoire birmane est remplacée par l'atmosphère poussiéreuse de la librairie où Gordon Comstock a trouvé un emploi après avoir, au dam de sa famille, démissionné de son emploi bien payé dans une agence publicitaire. 

Si à la différence de Flory, Gordon possède des ambitions littéraires grâce auxquels il espère pouvoir se soustraire à la domination de l'argent, tous deux affichent le même tempérament porté à la critique, la solitude et la démoralisation...

Gordon éprouve en effet du mal à supporter la situation que son choix a entraîné. Son rejet de l'argent est sincère, mais son manque le hante et le ronge, ce qui affecte aussi bien l'avancée de son grand projet poétique, Plaisirs de Londres, que ses rapports avec les quelques personnes auxquels son entourage s'est réduit avec le temps : sa sœur Julia, vieille fille avant l'âge au caractère modeste et dévouée, son ami Ravelston, jeune homme bon et fortuné qui a embrassé la cause socialiste, et sa fiancée Rosemary qu'il ne peut voir que fortuitement.

La première, Gordon la méprise quelque peu, non seulement pour sa mentalité petite-bourgeoise, mais même pour le fait d'avoir sacrifié son propre avenir au profit du sien. Cela ne l'empêche pas au demeurant de lui emprunter fréquemment de l'argent.

À l'endroit du deuxième, Gordon ressent assurément beaucoup d'affection. Toutefois, il se plaît à railler le désir de proximité de son ami avec les ouvriers alors qu'il mène somme toute une existence de grand bourgeois – existence qui fait un peu envie au fond à Gordon.

La relation entre Gordon et Ravelston peut rappeler celle entre Flory et Verasmani dans Une histoire birmane de manière à la fois inversée (Verasmani adhère au système impérial) et similaire en ce que Gordon rejette le socialisme défendu par Ravelston comme Flory l'impérialisme.

Dans le domaine littéraire, Gordon n'éprouve pas non plus de sympathie envers le cercle de Bloomsbury (Virginia Woolf et consorts), quartier où il vit lui-même de la sorte dans la marginalité, l'isolement que ne soulage guère, pour finir, sa relation avec sa petite amie Rosemary.

Outre les difficultés à se voir – la jeune femme vit dans un autre quartier et loge dans une pension interdite d'accès aux hommes – Gordon souffre du caractère plus terre-à-terre de celle-ci. Là encore on songera au décalage entre Flory et la snob Elizabeth aux colonies. Toutefois, un amour réciproque réel lie le couple métropolitain de Et vive l'aspidistra ! et s'il se révèle frustrant, l'attitude souvent victimaire, voire parfois puérile de Gordon y a grande part.

Par ailleurs, l'attitude de Gordon ne favorise pas la poursuite de son poème dont il ne cesse de raturer et de reraturer les pages jusqu'à les rendre illisibles. Lui qui se gausse de la médiocrité du monde – symbolisée à ses yeux par l'aspidistra présent dans tous les foyers – en définitive, il n'a rien de solide à y opposer. 

Et puis à quoi bon quand, dans les librairies où vous gagnez votre vie, la littérature vous apparaît elle-même comme une farce ? Quand vous voyez les Carlyle et leurs idéaux héroïques ne susciter même plus la curiosité, les Galsworthy être portés ostentatoirement par des ménagères désireuses de distinction intellectuelle, les Lawrence sulfureux être achetés en catimini par des jeunes hommes gauches, etc. ?

Ainsi la déprime gagne-t-elle de plus en plus Gordon et le menace de le faire tomber dans le caniveau. Qu'est-ce qui pourrait l'empêcher puisque tout n'est que dérision ? À moins, à moins que le regard que Gordon porte sur le monde ne soit pas si limpide que cela... 

*

On peut trouver dommage que des romans comme Une histoire birmane et Et vive l'aspidistra ! soient beaucoup moins connues que La Ferme des animaux et 1984 – écrits postérieurement, au sortir de la seconde guerre mondiale. Avant de devoir laisser sa marque dans le domaine de la dystopie, George Orwell avait témoigné d'une maîtrise certaine dans celui du réalisme pour traiter des questions sociales et politiques.

Dans Et vive l'aspidistra !, il restitue à merveille l'univers des quotidiens étriqués, celui des pensions plus ou moins miteuses à toilettes-sur-le-palier et logeurs suspicieux, de l'argent que l'on compte pour s'offrir un paquet de cigarettes ou une bière, de la solitude dans la foule et des aspirations modestes au confort, des aspidistrations a-t-on envie de plaisanter, telles que les affiches publicitaires sur les murs les mettent en scène de façon criarde – et telles qu'elles sont plus que jamais celles de nos sociétés sécularisées et individualistes.  

Et vive l'aspidistra ! recèle ainsi toujours un grand intérêt pour notre époque. Au vrai, il est loin d'être le seul roman britannique du passé à le présenter, et quand je dis du passé, j'entends aussi loin que le début du XVIIIe siècle quand les classes moyennes de l'âge moderne ont commencé à se former.  

Je ne dissimulerai pas toutefois que la résolution apportée par George Orwell aux tourments de son héros devant le culte de l'aspidistra ne me satisfait pas, mais je laisse au lecteur la curiosité de la découvrir et de méditer dessus lui-même.

— A(c)h ! Wa ist das ! 

(Comprenne qui pourra.)
10 décembre 2015
 
George Orwell : Et vive l'aspidistra !, 10/18, 1999.
(Édition originale : Keep the Aspidistra Flying, 1936.)

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