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Chronique d'hier et d'aujourd'hui

    Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.

    Hor., Pages roses du Petit Larousse.

Si c'est sous cette citation que je voudrais aujourd'hui évoquer The Spectator de Joseph Addison et Richard Steele, un de leurs amis peu connu pour mâcher ses mots, Jonathan Swift, employa pour sa part l'adjectif “pretty” pour qualifier ce journal paru entre 1711 et 1712 qui est devenu, sous forme de recueils régulièrement réédités, un véritable classique de la littérature britannique même si sa faveur semble moindre aujourd'hui alors que l'on pourrait trouver son propos des plus actuels – l'histoire des sociétés aimant à se répéter.

Animé par l'ambition de contribuer à la réforme des mœurs dissolues régnant alors en Angleterre, The Spectator n'était en fait constitué en tout et pour tout que d'un feuillet consacré à un seul sujet traité à la façon des chroniques de presse de notre temps – dont l’œuvre de Joseph Addison et Richard Steele, à laquelle participa aussi occasionnellement Eustace Budgell, serait peut-être à considérer comme un des précurseurs.

Quoi qu'il en soit The Spectator désigne un personnage imaginaire qui fait part de ses commentaires au jour le jour de la vie londonienne. Comme il se décrit lui-même, The Spectator est un homme qui, tout en se mêlant aux autres, se tient dans une position de retrait, avantage dont il se prévaut pour mieux connaître et comprendre les choses que ceux qui y sont engagés. 

Following the Fashion (1794) – James Gillray

La manière avec laquelle Joseph Addison présente lui-même, dans le premier numéro du journal, ce visage familier, mais dont peu pourraient dire le nom, est des plus drôles, et il suffirait sans doute d'inviter à lire ces quelques pages pour que beaucoup aient le désir de se plonger dans la découverte de la société anglaise du début du XVIIIe siècle à travers sa capitale des plus animées. En effet, dans The Spectator, Londres apparaît déjà comme une véritable métropole internationale avec son port et sa bourse où se rencontrent des hommes d'affaires et des marchands des divers continents, ses rues et ses ponts où se presse la foule, ses parcs comme Hyde Park et son ring de promenades à cheval réservé aux personnes fortunées, ses monuments, ses théâtres, ses salons, ses coffee shops, ses clubs plus ou moins excentriques, etc.

Parmi tous les lieux de la capitale britannique où The Spectator entraîne sur ses pas le lecteur, seuls le Parlement et les bouges restent ignorés (du moins n'en est-il pas question dans les cent premiers numéros que j'ai parcouru). C'est que (et peut-être de façon nouvelle) The Spectator entendait s'adresser à un public familial, mais, ayant dit cela, avec une intelligence, une franchise et un art que l'on aura peine à retrouver aujourd'hui.

L'on mettra cela en grande partie sur le compte des auteurs antiques dont Joseph Addison et Robert Steele nourrissent leur propos pour critiquer les mœurs de leurs contemporains. Au vrai, ils ne furent pas les premiers à se désoler de la dissipation, de l'indécence et de la corruption dans lesquelles se complaisaient du moins les classes supérieures au tournant du XVIIIe siècle. Les comédies de l'époque en témoignent de la façon parfois la plus osée. À titre exemple, voici une chanson tirée de Marriage à la mode (titre original de la pièce, 1672) de John Dryden : 

“Whilst Alexy lay prest/ In her arms he loved best/With his hands round her neck/And his head on her breast/ He found the fierce pleasure too hasty to stay – When Caelia saw this/ With a sigh and a kiss/ She cried, — O, my dear, I am robbed of my bliss!/ 'Tis unkind to your love, and unfaithfully done/ To leave me behind you, and die all alone. – The youth, though in haste/And breathing his last/In pity died slowly, while she died more fast/Till at lenght she cried – Now, my dear, now let us go/Now die, my Alexis, and I will too! – Thus entranced they did die/ Till Alexis did try/ To recover new breath, that again he might die/ Then often they died; but the more they did so/ The nymph died more quick, and the shepherd more slow.” 
 
En matière de libertinage, The Spectator se révèle moins leste et se borne à tourner en ridicule les vicissitudes de la séduction, que cela soit, pour les femmes, la coquetterie ou les conséquences parfois extrêmes de leur rivalité, ou pour les hommes, le fait de reluquer (“ogling” dans le texte) les femmes dans la rue ou à l'intérieur même des églises pour signifier leur attraction, etc.

Face aux excès de l’afféterie, The Spectator défend ainsi le naturel et l'acceptation de son apparence non sans bouffonnerie du reste, notamment à travers le feuilleton (mené par Richard Steele) de ses relations avec le Ugly Club ( réunissant, comme son nom l'indique, des hommes au physique particulièrement disgracieux) qui désire l'accueillir comme membre...

Le spectacle offert par les « coquettes et les beaux » (en français encore dans le texte à une époque où notre nation donnait le ton dans le domaine de la mode et de la culture) n'est pas le seul qui fâche le Spectator en manquant à la modération, la bienséance ou la morale chrétienne. Lui en donne également motif des sujets aussi divers que l'esprit partisan (“rage party”) chez les femmes (les mouches mises sur sa joue gauche et droite pour signaler son camp étant tourné en dérision), la filouterie et la prétention des domestiques (quand ils s'affublent au pub du nom et du titre de leurs maîtres) ou bien les duels aussi irréligieux que stupide quand un homme, au nom du point d'honneur, tue son ami pour le pleurer à chaudes larmes ensuite.

Dans le même esprit, le Spectator se plait encore à s'attaquer aux travers et aux vices immémoriaux des hommes comme l'hypocondrie, la superstition, la calomnie, etc.

À côté des questions de mœurs et de conduite personnelle, les excès de la vie culturelle constituent l'autre grand sujet qui préoccupe le Spectator, surtout à travers Joseph Addison. Là encore, comme en tout temps, si la postérité a retenu du tournant du XVIIIe siècle l’œuvre de Swift, Dryden, Pope ou Addison et Steele eux-mêmes, elle a laissé à la poussière des fonds des bibliothèques une abondance de productions taillées pour flatter les goûts grossiers. À cet égard, The Spectator revient plusieurs fois sur les effets scéniques « puérils et absurdes » dont l'opéra abusait à son époque, comme le fait de faire couler de vraies cascades dans des paysages artificiels ou le fait de faire évoluer sur scène des carrosses d'allure fantastique tirées par des chevaux de traits (un super héros américain passe...)

The Spectator consacre aussi de nombreux numéros à la question du « faux esprit » et « du faux humour » régnant dans les lettres en général et dans les salons, c'est-à-dire les façons faciles et fausses de briller ou de faire rire. Dans sa lutte contre eux, The Spectator propose même une histoire du “false wit” depuis l'antiquité jusqu'à son époque, histoire qui permet de découvrir que les jeux de mots, les rébus ou autres calligrammes sont aussi vieux que la littérature. Sur le sujet, un diagramme du Spectator aurait peut-être de quoi faire méditer aujourd'hui un disciple britannique de Michel Foucault (comme Joseph Addison en fut un de Nicolas Boileau) :

Falsehood                 Truth
                          ↓                               ↓                       
       Nonsense               Good Sense
                              ↓                               ↓                           
 Frenzy=Laughter      Wit=Mirth
                            ↓                               ↓                         
False Humour           Humour

Toutefois, The Spectator ne se borne pas à théoriser sur l'humour et la comédie. Toute son écriture est une application en quelque sorte de ses principes (classiques) en la matière, non seulement par l'ironie qui guide sa plume, mais aussi par son imagination à laquelle il aime à laisser libre-cours pour offrir parfois de longues pièces fort réussies.

De façon générale, les auteurs du Spectator témoignaient de beaucoup d'invention comme d'affabilité pour défendre le sens moral et la religion auprès d'un public qu'ils n'entendaient pas édifier de manière sévère. Toutefois, pour autant que le Spectator se gardait de l'attitude d'un prêcheur crachant les invectives, il n'était pas non plus enclin, comme trop l'ont été et le sont toujours, à la complaisance...

On pourrait longuement discuter des idées du Spectator, de son esprit de  good sense  et d'élévation (je me figure des poils se hérisser au seul usage de ce dernier mot), mais notre propre temps, où domine l'illimitation, notre temps de l'instant, n'est-ce pas, a hypothéqué son avenir...

28 août 2016