Affiche d'Uberto Bonetti
La question de la transcendance a occupé Aldous Huxley tout le long de son œuvre comme en témoigne à sa façon, Those Barren Leaves (Marina di Vezza en français, enfin dira-t-on), paru en 1925. Modelé sur les parodies gothiques, aux longs échanges sur les affaires du temps, de T.L. Peacock au début du XIXe siècle, Those Barren Leaves jouit d'une moindre réputation que Crome Yellow et Point Counterpoint dans la série de romans à thèse auquel se consacra Aldous Huxley au cours des années 20. Pour ma part, je l'ai trouvé tout à fait plaisant et intéressant. De façon générale, on peut déplorer que l'ensemble de l’œuvre d'Aldous Huxley ne soit pas davantage parcouru par chez nous tant pour ses qualités intrinsèques que pour l'actualité des réflexions sur l'homme et la société qu'elle présente.
Mais passons et revenons à Those Barren Leaves qui prend place en Italie, pays par excellence de la culture, de la beauté et de la passion dans l'imaginaire britannique, du moins dans l'ancien temps. C'est à Florence que la jeune héroïne de Vue sur l'Arno d'E.M. Forster s'ouvre doucement à la vie et à la liberté comme le fait, de manière plus brutale et incertaine, celle de La Fille perdue de D.H. Lawrence à travers sa rencontre avec un immigré sans le sou des Abruzzes, ce pour citer seulement des romans de la première moitié du XXe siècle.
Mrs Aldwinkle rêve, elle, dans Those Barren Leaves, de refaire du château qu'elle a acquis sur la côte toscane un lieu de rendez-vous artistiques brillants comme à l'époque où il vit séjourner entre ses murs Dante, Boccace et Michel Ange.
Après un long voyage à travers le monde, Calamy, trentenaire oisif en quête de lui-même, rejoint et découvre ceux que, pour l'heure, cette héritière pétulante abrite au sein de sa splendide demeure, bercée de son idéal nostalgique : sa nièce d'abord, Irene, qu'elle a sorti de la pauvreté dans le dessein d'en faire une poétesse, Cardan, un ancien amant qui a dilapidé ses dons et sa fortune dans les plaisirs et subsiste depuis aux crochets des autres, Miss Thriplow, une romancière à succès adepte de la sincérité des sentiments, enfin, le jeune Lord Hovelston qui éprouve de la culpabilité vis-à-vis de la classe ouvrière et que Mr Fax, leader du parti travailliste, a entraîné avec lui pour participer à une conférence internationale à Rome. Cette petite compagnie disparate sera plus tard grossie par Chelifer, écrivain cynique, rédacteur en chef d'une revue spécialisée dans l’élevage des lapins, puis par Grace Elver, elle aussi jeune et riche héritière à l'intelligence attardée.
À une époque où l'Angleterre faisait face à de profonds bouleversements sociaux (ouvriers, femmes) et religieux (darwinisme), le rassemblement opéré par Aldous Huxley se présente ainsi comme un microcosme des milieux aisés et intellectuels du pays, chaque personnage incarnant une des grandes attitudes que l'on y trouvait répandues dans une confrontation destinée à en révéler les impasses de façon satirique :
Mrs Aldwincle, dans son culte ranci de « l'Idéal », vit en effet dans la plus totale illusion ; sa nièce Irene prend davantage de plaisir à ses ouvrages de couture qu'à la composition de poèmes ; l'hédoniste et velléitaire Cardan se retrouve, dans son vieil âge, dans un état de détresse financière comme spirituelle ; Miss Thriplow ne fait guère que surfer sur les vogues littéraires du moment ; Lord Hovelston recèle peut-être un bon cœur, mais aussi un esprit mou et influençable, etc.
Avec cela, non content de tourner en ridicule les postures de ses personnages, Aldous Huxley s'emploie volontiers à rendre grotesque leurs aventures sentimentales ou leurs rencontres providentielles telles qu'elles leur adviennent à la façon des romans à succès de l'époque.
Mais si Those Barren Leaves est construit comme une parodie, il ne s'y borne pas. L'Italie où il se déroule n'est pas un décor de carton-pâte, au contraire elle est l'objet de descriptions soignées et ressenties, et les personnages qui y évoluent, pour caricaturaux qu'ils soient à de nombreux égards, ne sont pas des fantoches pour lesquels rien de sérieux, de dramatique n'est en jeu. Une interrogation spirituelle est poursuivie à travers Calamy qui est dominé par l'intuition obscure qu'une vérité reste tapie sous toutes les « feuilles desséchées » constituées par les membres du cercle de Mrs Aldwincle et lui-même qui, à l'image de Cardan, n'a fait guère jusqu'à présent que se livrer aux plaisirs.
Les idées et les sentiments sur l'existence des uns et des autres sont ainsi analysés de manière profonde à travers des échanges volontiers savants, les références culturelles, notamment françaises, et scientifiques pullulant de façon étourdissante au cours d'une grande opération de débroussaillage du faux et du vrai – ou du moins du possible tel que l'ouvrait à l'époque les découvertes déconcertantes faites par la mécanique quantique comme, par exemple, le fait que deux particules puissent être en deux endroits en même temps.
Toutefois, la conclusion à laquelle Aldous Huxley amena Calamy dans Those Barren Leaves ne devait pas le satisfaire, et il reprit ses réflexions spirituelles dans ses œuvres subséquentes. Il n'en reste pas moins que ce roman demeure stimulant et maîtrisé dans sa forme complexe. Échappant aux périls de la bouffonnerie dont son esprit de sketch pouvait le menacer et à ceux de l'artificialité de par son caractère bavard, Those Barren Leaves se révèle certes cérébral, mais vivant et doté en définitive d'une réelle grâce.
5 février 2016
Aldous Huxley : Those Barren Leaves, 1925.
(Traduction : Marina di Vezza, chez divers éditeurs dont
Le Livre de Poche, 1962.)
