Affichage des articles dont le libellé est 18 - George Orwell. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est 18 - George Orwell. Afficher tous les articles

Armed with a Club

Au mois de février 2013, David Cameron a été le premier chef d'un gouvernement britannique à faire la visite du Temple d'Or à Amritsar, dans le Pendjab indien, près de cent ans après le massacre dont le lieu de culte sacré des sikhs fut la scène à l'occasion d'une manifestation pacifique contre les autorités impériales en 1919. Le feu ouvert alors par la troupe causa la mort de pas moins de 379 personnes.

Si, dans son discours officiel, David Cameron a qualifié cette tragédie de « profondément honteuse », il n'a toutefois pas exprimé d'excuses explicites au dam de beaucoup. Cela n'aurait pas été de façon générale en se battant autrement la coulpe (j'emploie le conditionnel comme je ne connais ce discours qu'à travers des articles de presse) qu'il aurait évoqué le passé colonial de son pays :  

« Je pense qu'il y a de quoi être très fier de ce que l'Empire britannique a réalisé. Mais, bien sûr, il y a eu des mauvaises choses aussi bien que des bonnes. »

Las, s'il fallait se fier à un roman comme Une histoire birmane de George Orwell (Burmese Days, 1934), les mauvaises choses auraient quand même été plus nombreuses que les bonnes – lesquelles auraient été dues avant tout aux mauvaises.


Caricature allemande de l'Empire britannique

Inspirée par l'expérience de George Orwell au sein de la police impériale dans les années vingt, Une histoire birmane se déroule dans une bourgade imaginaire, Kyautkada, où Flory, employé dans une entreprise de bois, se morfond, écœuré par la conduite de ses compatriotes racistes, violents, cupides et plus ou moins imbibés d'alcool tout au long de la journée.

Dans la moiteur et l'ennui de cette portion reculée de l'empire, Flory ne compte qu'un seul ami, le docteur Verasmani, d'origine indienne, même si son loyalisme servile à l'égard des autorités en place l'insupporte quelque peu.

Toutefois, cette amitié révèle ses limites du côté de Flory quand il pourrait aider Verasmani à se protéger de l'hostilié d'un haut fonctionnaire autochtone, U Po Kyin, en soutenant son admission au sein du club colonial de Kyautkada – droit nouveau accordé par le pouvoir impérial aux indigènes.

Flory n'entend pas le faire parce-que, d'une part, il a peur de se mettre à dos ses compatriotes qui préfèreraient rester entre eux :

« Dans chacune des villes de l'Inde, le Club européen est la citadelle spirituelle, le siège de la puissance anglaise, le nirvana où les fonctionnaires et les nababs indigènes rêvent en vain de pénétrer. »

D'autre part, Flory tient à préserver sa tranquillité vis-à-vis des indigènes en se conformant à la règle selon laquelle il faut éviter de se mêler à leurs disputes.

Comme on le voit, Flory n'est pas un héros, mais un homme miné par les contradictions et la solitude. Aucune illusion ne sera donnée sur son compte. Il en sera de même au sujet de la femme du roman, Elizabeth, jeune et belle orpheline débarquée de métropole la tête remplie de préjugés racistes – ce qui n'empêchera pas Flory de placer en elle tous ses espoirs de salut...

Par son ton crépusculaire, Une histoire birmane ne manquera pas d'évoquer au lecteur français le Voyage au bout de la nuit de Céline, paru deux ans auparavant, en 1932. George Orwell n'y épargne ni les colons ni les indigènes, notamment à travers le personnage corrompu et manipulateur de U Po Kyin. Avec celui-ci, on pourrait dire que le futur auteur de 1984 laissait présager les maux qui ont rongé les nations décolonisées depuis la Seconde Guerre mondiale.

Quant à la mémoire de l'empire telle que les Britanniques l'entretiennent, elle serait à tenir, d'après un spécialiste, pour « schizophrénique » comme l'exemplifierait l'attitude de David Cameron. Mais gardons-nous de jeter la pierre à nos orgueilleux voisins, car je ne suis pas sûr que la manière hexagonale de se flageller le dos sur le passé tout en continuant d'avoir un rôle aussi actif qu'obscur dans les affaires africaines puisse leur être donnée en modèle – soyons honnêtes pour tout le monde.

7 septembre 2014

George Orwell : Une Histoire birmane, 10/18, 2001.  
(Éd. or. : Burmese Days, 1934.) 

Comstocked with an Aspidistra

Publié en 1936, deux ans après Une histoire birmane (Burmese Days), Et vive l’aspidistra ! (Keep the Aspidistra Flying) de George Orwell m’a laissé l’impression d'une suite comme si le malheureux Flory avait fui l'enfer colonial et était revenu, sous une nouvelle identité, au pays pour faire face, hélas, au même mal : l'argent. 

L'Amateur de cactus – Carl Spitzweg

L'ouverture de Et vive l'aspidistra ! plonge à nouveau le lecteur au cœur d'un marasme personnel où la moiteur étouffante de la jungle d'Une histoire birmane est remplacée par l'atmosphère poussiéreuse de la librairie où Gordon Comstock a trouvé un emploi après avoir, au dam de sa famille, démissionné de celui, bien payé, qu'il occupait dans une agence publicitaire. 

Si, à la différence de Flory, Gordon possède des ambitions littéraires grâce auxquels il espère pouvoir se soustraire à la domination de l'argent, tous deux affichent le même tempérament porté à la critique, la solitude et la démoralisation... 

Gordon éprouve en effet du mal à supporter la situation que son choix a entraînée. Son rejet de l'argent est sincère, mais son manque le ronge, ce qui affecte aussi bien l'avancée de son grand projet poétique, Plaisirs de Londres, que ses rapports avec les quelques personnes auxquels son entourage s'est réduit avec le temps : sa sœur Julia, vieille fille avant l'âge au caractère modeste et dévoué, son ami Ravelston, jeune homme bon et fortuné qui a embrassé la cause socialiste, et sa fiancée Rosemary qu'il ne peut voir que fortuitement. 

La première, Gordon la méprise quelque peu, non seulement pour sa mentalité petite-bourgeoise, mais même pour le fait d'avoir sacrifié son propre avenir au profit du sien. Cela ne l'empêche pas au demeurant de lui emprunter de quoi subsister. 

À l'endroit du deuxième, Gordon ressent assurément beaucoup d’attachement. Toutefois, il se plaît à railler le désir de proximité de son ami avec les ouvriers alors qu'il mène somme toute une existence fastueuse – existence qui fait un peu envie au fond à Gordon. 

La relation entre Gordon et Ravelston peut rappeler celle entre Flory et Verasmani dans Une histoire birmane de manière à la fois inversée (Verasmani adhère à la domination britannique) et similaire en ce que Gordon rejette le socialisme défendu par Ravelston comme Flory l'impérialisme. 

Dans le domaine littéraire, Gordon n'éprouve pas non plus de sympathie envers le cercle de Bloomsbury (Virginia Woolf et consorts), quartier où il vit lui-même dans un isolement que ne vient guère briser sa petite amie Rosemary. 

Outre les difficultés à se voir (la jeune femme réside loin et loge dans une pension interdite d'accès aux hommes), Gordon souffre du caractère plus terre-à-terre de celle-ci. Là encore, on songera au décalage entre Flory et la snob Elizabeth aux colonies. Toutefois, un amour réciproque réel lie le couple métropolitain de Et vive l'aspidistra !, et s'il se révèle frustrant, l'attitude souvent victimaire, voire puérile de Gordon y a grande part. 

Cette attitude ne favorise pas non plus la poursuite de son poème dont il ne cesse de raturer et de reraturer les pages jusqu'à les rendre illisibles. Lui qui se gausse de la médiocrité du monde (symbolisée à ses yeux par l'aspidistra présent dans tous les foyers), il n'a rien de solide à y opposer en définitive. 

Et puis à quoi bon quand, dans les librairies où vous gagnez votre vie, la littérature vous apparaît elle-même comme une farce ? Quand vous voyez les Carlyle et leurs idéaux héroïques être abandonnés tout à fait à la poussière, les Galsworthy être portés ostentatoirement par des ménagères désireuses de distinction intellectuelle, les Lawrence sulfureux être achetés en catimini par des jeunes hommes gauches, etc. ? 

Ainsi la déprime s'empare-t-elle de plus en plus Gordon et la menace de le faire tomber dans le caniveau. Qu'est-ce qui pourrait l'en retenir puisque tout n'est que dérision ? À moins, à moins que le regard que Gordon jette sur le monde ne soit pas si limpide que cela... 


On peut trouver regrettable que des romans comme Une histoire birmane et Et vive l'aspidistra ! soient beaucoup moins connues que La Ferme des animaux et 1984 – écrits postérieurement, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Avant de devoir laisser sa marque dans le domaine de la dystopie, George Orwell avait témoigné d'une maîtrise certaine dans celui du réalisme pour traiter des questions sociales et politiques. 

Dans Et vive l'aspidistra !, il restitue à merveille l'univers des quotidiens étriqués, celui des pensions plus ou moins miteuses à toilettes sur le palier et logeurs suspicieux, de l'argent que l'on compte pour s'offrir un paquet de cigarettes ou une bière, de la solitude dans la foule, bref, tout ce qui donne des aspirations modestes au confort, des aspidistrations a-t-on envie de plaisanter comme les affiches publicitaires sur les murs les mettent en scène de façon criarde. 

Et vive l'aspidistra ! recèle toujours un intérêt particulier pour notre époque. Au vrai, il est loin d'être le seul roman britannique du passé dans ce cas, et quand je dis du passé, j'entends depuis le début du XVIIIe siècle au moment où les classes moyennes de notre ère moderne ont commencé à se former. 

Je ne dissimulerai pas toutefois que la résolution apportée par George Orwell aux tourments de son héros devant le culte de l'aspidistra ne me satisfait pas, mais je laisse au lecteur la curiosité de la découvrir et d'y méditer lui-même. 

— A(c)h! Wa ist das! 

(Comprenne qui pourra.) 

10 décembre 2015 

George Orwell : Et vive l'aspidistra !, 10/18, 1999.
(Éd. or. : Keep the aspidistra Flying, 1936.)