La lutte pour l'émancipation féminine doit beaucoup au Royaume-Uni où, dès la fin du XVIIIe siècle, A Vindication of the Rights of Woman de Mary Wollstonecraft eut un certain retentissement.
Si les femmes d'outre-Manche ont dû compter avant tout sur leurs propres forces dans la lutte pour leurs droits, elles n'y ont été pas tout à fait réduites : un certain nombre d'hommes se sont rangés à leurs côtés de façon parfois risquée comme l'invite à le découvrir Ces hommes qui épousèrent la cause des femmes (2010). Cet ouvrage collectif chapeauté par M. Monacelli et M. Prum se propose d'évoquer l'histoire de dix d'entre eux entre 1792, année du manifeste de Mary Wollstonecraft, et 1918, année de la première loi en faveur du vote féminin.
La
célèbre militante Emmeline Pankhurst ayant eu de quoi méditer sur
les différences physiques entre
les hommes et les femmes lors d'une
manifestation en
1914
C’est avec William Godwin (1756-1826) que s’ouvre le cortège. Précurseur de l’anarchisme, celui-ci a été l’époux éphémère de Mary Wollstonecraft, morte prématurément en 1797 après avoir donné naissance à leur petite fille qui passera à son tour à la postérité sous le nom de Mary Shelley. À cette époque, la législation britannique était on ne peut plus restrictive à l'endroit des femmes. Elle les privait pratiquement de tout droit, que cela soit à l'égard de leurs biens, de leurs enfants et même de leur corps puisqu'il était permis à leur époux de les battre. De façon générale, William Godwin dénonçait les inégalités profondes qui, malgré l'avènement du parlementarisme, régnaient toujours au sein de la société anglaise au moment où la révolution agitait notre pays. En ce qui concerne les femmes, il affirmait que « l'esprit n'[avait] pas de sexe et [que] la femme [devait] devenir la compagne indépendante de l'homme ». Il estimait toutefois que les différences physiques entre les deux sexes donnaient lieu à des différences psychiques tel le fait, pour les femmes, à la constitution plus fragile, d'être plus émotive et à l'écoute de leurs sentiments – idée qui sera partagée par beaucoup de militants et militantes de la cause féminine par la suite. Contempteur de la propriété, William Godwin vilipendait le mariage comme « un monopole, et le pire de tous ». Pour lui au demeurant, les hommes avaient à gagner plus de plaisir et d'enrichissement à désirer la compagnie de femmes indépendantes ainsi que lui-même devait en faire l'expérience auprès de Mary Wollstonecraft.
Il faut savoir à ce sujet que, si William Godwin se résolut à épouser cette dernière contre ses principes, c'était dans le but d'éviter l'opprobre parmi ses amis – même si l'effet fut contraire pour des raisons trop longues à exposer ici. De manière générale, pour autant que sa contestation de l'ordre social était profonde, William Godwin tenait à la préserver de tout fanatisme.
Le désir typiquement britannique de gagner les esprits à une cause par la sensibilisation et la conciliation plutôt que par la force animera à son tour William Thompson (1775-1833), auteur en 1825 d'un manifeste en faveur de l'émancipation des femmes : L'Appel. Héritier d'une riche famille établie en Irlande, William Thompson fit partie des premiers socialistes dits « utopiques » dont Robert Owen est la figure la plus célèbre avec les usines-cités modèles qu'il fonda au cours de la première moitié du XIXe siècle – sans grande réussite du reste. William Thompson, qui était un proche de la militante Anna Wheeler, se plut à désigner L'Appel comme leur « propriété jointe ». Dans ce texte, écrit en réaction à l'opposition exprimée par John Mill (père de John Stuart) au vote des femmes selon l’idée que leurs « intérêts » se confondaient avec ceux de leur père ou de leur mari, William Thompson s'attacha à démontrer tout le caractère fallacieux des arguments du philosophe utilitariste par une étude rigoureuse de cas. Il était convaincu, à l'image de William Godwin et d'autres, que l'émancipation des femmes ne pouvait que profiter aux hommes et à la société même si, pour lui, elle n'était possible que si le système capitaliste prenait fin comme le régime de concurrence défavorisait les femmes (maternité notamment).
Si c'est sous l'enseigne du marteau et de l'enclume que William Thompson lutta pour les droits des femmes, c'est sous celui de l'olivier que le fit à la même époque un autre William, William Johnson Fox (1786-1864), pasteur de confession unitariste. Cette confession marginale se distinguait sur la question depuis sa naissance au XVIIe siècle. À titre d'exemple, l'ouvrage cite un de ses adeptes à la fin du XVIIIe siècle, le Dr John Aitkin, qui n'hésitait pas à proclamer comme William Godwin que « la vertu, la sagesse, la présence d'esprit, la patience, la vigueur, la capacité et l'application ne sont pas des qualités sexuées ; elles appartiennent à toute l'espèce humaine ». Connu avant tout pour ses prises de position en faveur de la liberté de divorce (non sans qu'on le soupçonne d'avoir voulu servir d'abord ses intérêts), William Johnson Fox n'y borna pas son action féministe. Il soutint la publication de militantes dont il était l'ami et défendit le droit de vote pour les femmes – enjeu qui devait devenir peu à peu le principal motif de lutte au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
Attaqué sur son extrême gauche par William Thompson, John Mill le fut aussi par son propre fils, John Stuart Mill (1806-1873) qui a rénové profondément la doctrine utilitariste (fondée sur la prévalence du bien public). Le féminisme de John Stuart Mill dut beaucoup à son épouse, Harriet Taylor, à qui il servit en 1851 de prête-nom pour un article qui suscita une certaine polémique. Plus tard, en 1867, alors qu'il était devenu parlementaire, John Stuart Mill déposa à la Chambre des communes un amendement en faveur du droit des femmes qui, malgré le fait d'être rejeté, récolta quand même 73 voix, signe d'une évolution des mentalités. Il s'illustra encore dans la lutte féministe en 1869 avec la parution de son célèbre Assujettissement des femmes dont le propos demeure moderne même si on peut reprocher à John Stuart Mill d'être resté attaché à l'idéal d'une femme « ange du foyer » et d'avoir été élitiste sur le droit de vote puisqu'il ne le croyait bon que pour ceux et celles ayant un minimum d'éducation.
Au sujet des anges et de leur sexe, on pourrait s'amuser à voir en Edward Carpenter (1844-1929) quelqu'un ayant voulu y apporter des lumières nouvelles. Cette figure socialiste iconoclaste se fit le champion de toutes les causes difficiles, défendant aussi bien le végétarisme, le nudisme que l'homosexualité. Sous l'influence de l'évolutionnisme, il tenait celle-ci comme une force motrice du progrès de la civilisation et se plaisait à envisager l'avenir être promis à l'apparition d'un troisième sexe neutre...
Les horizons d'Edward Carpenter étaient pour le moins lointains. Or, à la fin du XIXe siècle, les femmes britanniques attendaient déjà d'obtenir seulement le droit de vote. Si elles avaient réussi à faire du parti libéral (l'un des deux grands partis britanniques à l'époque) un champion de leur cause, elles craignaient toutefois qu'il n'ose franchir le pas une fois au pouvoir. C'est une des choses qui poussa un de ses membres, George Lansbury (1859-1940) à partir pour devenir une figure éminente du parti travailliste. L'engagement de George Lansbury envers les femmes est méconnu, mais fut profond. Il courut des risques réels quand, en 1911, à la Chambre, il rappela brutalement les promesses non tenues à Lloyd George, Premier ministre libéral. George Lansbury fut aussi un soutien de la puissante Women's Social and Political Union (WSPU), dirigés par la célèbre Emmeline Pankhurst et ses filles.
Face à l'insuccès des moyens pacifiques usés jusque là, ces dernières finirent par se déterminer à recourir à la violence. Les voies de fait auxquelles les suffragettes commencèrent dès lors à se livrer ne furent pas du goût de tous leurs sympathisants, notamment Israel Zangwill ((1864-1926). Cet auteur oublié, à qui on doit l'expression « melting-pot » au sujet des États-Unis, défendit la cause des femmes d'un point de vue juif revendiqué même si son esprit satirique ne les épargna pas toujours.
Arrestation
du capitaine Gonne lors d'une manifestation en 1910
restée célèbre pour la violence de sa répression (Black Friday)
restée célèbre pour la violence de sa répression (Black Friday)
Bris de vitres et incendies, en un temps où les hommes gardaient la mainmise sur les cordons de la bourse, voilà qui provoqua la ruine de Frederick Pethick-Lawrence (1871-1961), époux d'une autre célèbre Emmeline. Ce personnage de l'ombre au sein de la WSPU trouva dans l'unitarisme que nous avons déjà évoqué la source de son engagement féministe qui ne lui valut pas seulement de perdre sa fortune, mais aussi de connaître l'incarcération et, ce qui était particulièrement stigmatisant à l'époque, l'exclusion du club dont il était membre. Toutefois, cela ne l'empêcha pas de devenir après la Première Guerre mondiale un homme politique important – il contribuera ainsi à la préparation de l'indépendance de l'Inde en 1947.nbsp;
Négligé à l'image de beaucoup de ses semblables par l'historiographie féministe, Victor Dulac (1885-1945) chercha volontiers les coups dans son désir de défendre la cause des femmes. Cette personnalité enthousiaste et populaire, fondateur de la très active Men's Polical Union for Women's Suffrage, n'hésita pas à faire l'homme-sandwich dans la rue pour annoncer des réunions de suffragettes et à s'offrir à l'emprisonnement avec bonne humeur.
Enfin, c'est à la risée publique que s'exposa Frederick Billington-Greig (1875-1961), mari de Teresa Billington-Greig, grande figure elle aussi de la lutte féministe, lorsqu'il promenait sa fille en landau ou cuisinait à la place de son épouse quand elle était en tournée dans le pays. Il subit professionnellement les conséquences de ses convictions en se faisant renvoyer de son poste de directeur d’entreprise après avoir décidé d'instaurer l'égalité salariale. Si les femmes, du moins après avoir atteint l'âge de 30 ans , obtinrent le droit de vote en 1918, ce n'était certes pas le dernier à conquérir...
Le chapitre consacré à Frederick Billington-Greig offre quelques extraits de textes qu'il publia au cours de sa jeunesse, extraits qui se révèlent touchants sur la vie de son couple en lutte et les joies que William Godwin (et déjà avant lui John Milton au XVIe siècle au vrai) promettait aux unions fondées sur l'estime réciproque et l'échange libre, et non sur la sujétion injuste et stérile...
10 mars 2016
Sous la direction de Monique Monacelli et Michel Prum :
Ces hommes qui épousèrent la cause des femmes,
Les Éditions de l'Atelier, 2010.


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