Un conte maléfique

A Scarcity of Love (1956) d'Anna Kavan, traduit en français sous le titre Mal-aimées. Trois fois, j'ai compté, cette expression (littéralement « manque d'amour ») est employée pour expliquer sans fioriture, sans circonlocution britannique dira-t-on, l''impuissance qu'éprouve dans la vie la jeune Gerda à cause de la domination égocentrique de sa mère, Regina.

Broadway Tower, Worcestershire
 (Crédit : Nick Hubbard, Wikimedia Commons)
 
Regina. Reine en italien. Reine souveraine et jalouse, non de son manoir qu'elle abhorre, mais de son propre corps dans lequel elle a investi tout son amour-propre à cause du manque d'affection dont elle a souffert elle-même au cours de son enfance. Envoûtée par son propre charme, Regina s'en sert comme d'un champ magnétique pour subjuguer les autres ou bien les tenir à distance de façon destructrice. C'est pourquoi, souvent, cette reine est plutôt désignée comme une sorcière dans un roman qui présente tous les traits d'un conte aux accents irréels alors qu'il est profondément biographique.

Irréel. L'univers du roman se déploie dans le flou quant à ses lieux d'action comme quant à ses personnages. Les premiers semblent imaginaires, ils ne sont jamais nommés ou presque – en une seule occasion l'Amérique est évoquée . Les seconds voient à peine leur passé, leur profession ou leurs activités quotidiennes relevées. De façon curieuse (ou malicieuse) aussi, à un seul est donné un nom de famille.

Le récit se focalise ainsi sur les relations affectives entretenus par ses protagonistes dont les attentes, les tensions, les élans, les rejets sont décrites de façon claire et précise mais aussi quelque chose de (faussement) naïf, d'ingénu. Le style d'Anna Kavan m'a paru, au vrai, rare, voire original. En tous les cas, il concourt à l'étrangeté que dégage l'univers du roman concentré sur des détresses intérieures dont le lecteur n'est pas distrait.

On pourrait dire qu'il se retrouve lui-même captif d'un charme douloureux devant le sort de Gerda, enfant non désiré, ballot gênant pour sa mère qui la place d'abord dans d'autres mains avant de reprendre sa garde pour l'entraîner dans ses pérégrinations oisives de part le monde.

Non-désiré. Regina ne voit guère en sa fille qu'une menace à son culte narcissique. Si elle inspire une adoration telle à son beau-fils, Jeff, qu'il se plaît à l'appeler Gloriana, le lecteur pourrait être tenté de la surnommer pour sa part Medusa. Comme la créature de la mythologie grecque si on croisait son regard, Regina fige le temps et les êtres, à commencer par elle-même devant son miroir tandis qu'elle maintient sa fille à l'état d'enfance, émotionnellement comme matériellement.

Victime du mépris et des vexations incessantes de sa mère, sans ami vers qui se tourner, Gerda ne trouve pour seul refuge que l'univers féerique qu'elle se crée elle-même, univers dont on ne saura rien au demeurant. Qu'importe, la vie réelle se présente pour Gerda comme un conte maléfique. Et si elle semblera à un moment lui sourire et lui donner l'opportunité d'échapper au sortilège jeté sur sa vie par sa mère, ce sera de manière toute ironique...

Conte maléfique. Les contes traditionnels constituent des récits d'initiation à la vie ou de libération d'un ensorcellement qui voient souvent leur héros prendre possession d'un château comme symbole de réussite. Finalement, on pourrait dire que A Scarcity of Love se révèle pour sa part une espèce d'anti-conte comme il va à rebours du franchissement d'épreuves, de la construction de soi et de l'intégration à la communauté. Il commence là où les contes finissent, dans un château que l'on fuit, et se poursuit dans une itinérance sans destination, sans résolution...

… somebody's missing... somebody's missing... somebody's missing…

25 janvier 2016 

Anna Kavan : A Scarcity of Love, Peter Owen, 1956.
(Traduction : Mal-aimées, précédé de Neige, Stock, 1975.)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire