Devenir « une enfant du soleil »

« J'achève un livre d'Elizabeth Robins, Come and Find me. C'est remarquablement intelligent ; elle me communique un tel sentiment de puissance ! Je comprends qu'à l'heure actuelle, j'accomplis, de manière approximative, l'exploit dont les femmes de l'avenir seront capables. Jusqu'à présent, en vérité, elles n'ont jamais eu leur chance. Notre époque éclairée, notre pays sans préjugés, parlons-en ! Ce sont les chaînes que nous avons forgées nous-mêmes qui nous entravent. Mais oui, à présent je vois bien que c'est à nous qui les avons forgées, et que c'est à nous seules de les arracher. (…) De l'indépendance, de la volonté, de la résolution, et puis du discernement, de la clarté intellectuelle, voilà ce qui est indispensable. »

Tel était le plan de vie que Katherine Mansfield consigna dans son journal en 1908 alors qu'elle avait 20 ans, peu avant de convaincre ses parents de quitter la Nouvelle-Zélande pour regagner l'Angleterre où elle avait été mise en pension au milieu de l'adolescence.

 
En fait, le journal de Katherine Mansfield, qui s'étend sur une quinzaine d'années jusqu'à sa mort à 34 ans en 1923, constitue un recueil de notes intimes irrégulières, d'ébauches de nouvelles, de lettres non envoyées, etc., tel que les a rassemblés après sa mort son second mari, John Middleton Murry – critique littéraire renommé en son temps. L'ensemble est si discontinu que ce dernier a ressenti le besoin de le ponctuer de récapitulations biographiques qui souffrent malheureusement elles-mêmes de lacunes. Il n'en reste pas moins que le journal de Katherine Mansfield fait partager quelques moments de sa vie ou d'inspiration qu'elle connut au cours de sa brève existence. 

Au début, il présente une jeune fille à l'âme bouillonnante – bouillonnante d'écrire, d'aimer, d'embrasser, à une époque marquée par le matérialisme et la rigueur des mœurs, la vie selon les préceptes d'Oscar Wilde et de Friedrich Nietzsche, deux des auteurs favoris de Katherine Mansfield alors. À cet égard, il porte les traces enflammées, au ton volontiers romanesque, de ses premières expériences de séduction et de ses premiers élans amoureux, notamment envers une jeune fille mystérieuse connue dans sa ville natale de Wellington.

En matière d'écriture, Katherine Mansfield témoigne dès la première note du recueil du style impressionniste par lequel, bien des années plus tard, elle parviendra à rendre avec vivacité des souvenirs de son enfance en Nouvelle-Zélande. La longue relation d'un voyage fait dans le pays avec son père avant son retour en Angleterre en est imprégnée de façon particulièrement intéressante. Ceux qui goûtent la poésie de Katherine Mansfield trouveront aussi tout le long de son journal de petites pièces où elle fait suspendre et miroiter sa sensibilité aiguë aux détails.

Mais si l’œil et les moyens semblaient présents dès la fin de l'adolescence, ils mirent du temps à se « cristalliser ». Katherine Mansfield exprime de façon répétée ses difficultés à trouver sa voie et la force même d'écrire. Combien de fois ne se promet-elle pas de commencer à tenir déjà régulièrement un journal, souvent au tournant d'une nouvelle année, sans y réussir longtemps !

Pour reprendre la fil de sa vie, marquée comme nous l'avons déjà mentionné par Oscar Wilde, elle ambitionna, une fois le tumulte de la vie londonienne retrouvé en 1908, de devenir une véritable dandy au féminin. Toutefois sa fièvre de vie devait lui faire connaître non seulement des frustrations et des déboires, mais aussi de véritables drames comme la fausse-couche qu'elle fit en 1909 évoquée dans son journal par une note au ton hallucinatoire terrible. 


Par la suite, en 1911, la situation de Katherine Mansfield s'éclairera quelque peu avec la parution bien accueillie de son premier recueil de nouvelles, Pension allemande, et la rencontre qu'elle fit peu après de John Middleton Murry même si leur relation se releva rapidement instable. Elle le quittera à plusieurs reprises au fil des années comme en 1915 lorsqu'elle partit rejoindre Francis Carco mobilisé sur le front de l'est à l'occasion de la première guerre mondiale. Elle avait fait la connaissance de ce dernier l'année précédente lors de son installation avec John Middleton Murry à Paris pour un bref temps. En Francis Carco, autre enfant du Pacifique – il était né en effet à Nouméa – Katherine Mansfield semble avoir nourri l'espoir de satisfaire son désir d'union fusionnelle. Mais, comme son Journal en délivre le récit détaillé, cette liaison, obsessionnelle dans la distance, se révéla finalement des plus décevantes au moment des retrouvailles.

Revenue auprès de John Middleton Murry, Katherine Mansfield fera ensuite face au cours de la même année 1915 au drame de la mort de son frère Leslie, auquel elle était particulièrement attachée, sur les champs de bataille du continent. Son journal témoigne de la détresse extrême que lui causa cette disparition, au point de perdre pied par moments avec le réel comme lors de sa fausse-couche en 1909. Toutefois, c'est ainsi qu'elle trouvera finalement du secours puisque c'est avec l'impression que son frère l'y appelait qu'elle désira, à la manière d'un « devoir sacré », faire revivre les souvenirs de leur jeunesse en Nouvelle-Zélande dans une « prose spéciale » qu'offriront notamment Prélude et Sur la baie

Le journal laisse hélas sur sa faim quant aux réflexions littéraires que Katherine Mansfield nourrissait. « Pas de romans, d'histoires compliquées, rien qui ne soit simple et ouvert » tel est en tous les cas le programme que l'on y trouve fixé. Le lecteur découvrira aussi la source de certaines nouvelles, ainsi de Vie de maman Parker, inspirée par une cuisinière au service de Katherine Mansfield pendant un temps, ou Psychologie, inspirée par son amitié avec un homme avec lequel elle confesse avoir partagé des affinités rares, elle qui souffrait d'un certain sentiment de décalage, d'étrangeté vis-à-vis des autres depuis son enfance.

Mais alors que son art « se cristallisait » pour donner quelques grandes réussites neuves en matière de courts récits – le journal comporte quelques ébauches intéressantes –, il en était de même de la tuberculose dont Katherine Mansfield fut diagnostiquée en 1917.

À partir de ce moment, le journal entraîne le lecteur de Provence en Italie, d'Italie en Suisse où Katherine Mansfield chercha tour à tour, sinon la guérison, du moins une amélioration de sa santé. Outre à des souffrances physiques souvent à peine supportables, Katherine Mansfield dut faire face à la solitude et au sentiment d'abandon par son mari même si on peut la trouver à ce sujet quelque peu de mauvaise foi...

D'un autre côté, si elle avait manqué jusque lors de discipline pour écrire, le mal se révéla un aiguillon puissant pour qu'elle y engage toutes ses forces restantes.

Cependant, contre tout espoir, elle ne pouvait s'empêcher d'espérer. Et après avoir voulu dans sa jeunesse prendre à bras le corps la vie, les mauvais coups lui firent aspirer à davantage de sérénité :
 
« À présent, Katherine, qu'entends-tu par la santé ? Et dans quel but la désires-tu ?

Réponse : –. Par la santé, je veux dire la capacité de mener une vie pleine, adulte, vivante, agissante, au contact étroit de ce que j'aime – la terre et ses merveilles – la mer – le soleil. De tout ce que nous voulons dire quand nous parlons du monde extérieur. Je veux y pénétrer, en être une part, y vivre, apprendre ce qu'il enseigne, perdre tout ce qui, en moi, est superficiel et acquis, devenir un être humain conscient et sincère. Je veux comprendre les autres en me comprenant moi-même. Je veux réaliser tout ce que je suis capable de devenir pour pouvoir être... (et ici je me suis arrêtée d'écrire, j'ai attendu, attendu encore mais inutilement – une seule expression dit ce qu'il faut dire) une enfant du soleil. »

Mais le crépuscule était déjà tombé.

10 janvier 2016

Katherine Mansfield : Journal, dernière édition, Folio, 1983.

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