Esprits enflammés

Dans La Pensée tiède (Seuil, 2005), qui reprend deux articles parus dans la London Review of Books en 2004, Perry Anderson se propose de faire l'état des lieux de la culture française en crise, selon lui, pour avoir cédé, elle de fructueuse tradition révolutionnaire, au consensus libéral.

La Pensée tiède est suivie d'une réponse, La Pensée réchauffée, de Pierre Nora, cible principale, aux côtés des François Furet, des critiques de Perry Anderson.

Si les deux textes datent d'il y a une dizaine d'années, nous les jugeons toujours d'intérêt puisque la situation en question ne semble guère avoir évolué – ou alors en pire.

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Dans son étude, Perry Anderson commence par comparer les destins de l'Angleterre et de la France au sortir de la seconde guerre mondiale : la première, victorieuse, a connu un déclin continu, la seconde, humiliée, un rebond remarquable jusqu'à recouvrer même un peu de sa « grandeur » passée grâce au Général de Gaule au cours des années 60. Cette « renaissance » fut aussi bien économique et politique que culturelle. Si la littérature se trouva à fournir durant cette période peu d’œuvres marquantes, cela fut compensé aux yeux de Perry Anderson par le cinéma, les sciences humaines, stimulantes jusque dans la forme, et un quotidien au rayonnement international, Le Monde.

Toutefois, pour Perry Anderson, ces glorieuses années sont bien révolus et la France depuis mai 68 a sombré peu à peu dans un marasme culturel profond : « On a le sentiment que le toc, l'abêtissement, ainsi que la confusion des choses intellectuelles avec une politique et un argent corrupteur envahissent tout. »

C'est au triomphe d'un « front anti-totalitaire » intellectuel surgi dans les années 70 que Perry Anderson attribue la principale cause de cette décadence. Selon les vues de l'universitaire britannique, le front en question, opposé à la fois au gaullisme et au communisme, regroupait Raymond Aron, les « nouveaux philosophes » et le tandem moins connu, mais puissant, que formaient Pierre-Nora et François Furet.

Comme nous l'avons déjà mentionné, Perry Anderson s'attaque en particulier à ces deux derniers et à leurs diverses œuvres, à commencer par la revue Le Débat dirigé par Pierre Nora. Si Le Débat affichait une ambition de rigueur et de pluralisme, il se révélait plutôt pour Perry Anderson une « machine de guerre d'une grande urbanité » au service de l'idéologie libérale pro-américaine. Dans ce sens, Perry Anderson y souligne le rôle tenu par François Furet qu'il présente comme un homme de pouvoir à la tête de toute une « galaxie » de teetootalers de l'esprit révolutionnaire.

Une autre entreprise éditoriale chapeautée par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, est ensuite l'objet des semonces de Perry Anderson. Si Les Lieux de mémoire avait pour projet de « dresser l'inventaire de tous les domaines de la mémoire dans lesquels on pouvait penser que l'identité française s'était symboliquement cristallisée » (Le drapeau, la Marseillaise, les monuments aux morts, l'encyclopédie Larousse par exemple), Perry Anderson dénonce le fait que l'étude de ces cristallisations soit revenue à produire des madeleines « réconfortantes » pour les Français en omettant de traiter de lieux de mémoire douloureux comme Diên-Biên-Phû.

Du côté de François Furet, outre sa participation au Débat, Perry Anderson critique en particulier son Passé d'une illusion, paru en 1995, qui retrace l'histoire sanglante du communisme. Mais si l'historien pensait enterrer définitivement avec son ouvrage les tentations révolutionnaires dans notre pays au profit d'un consensus libéral, pour Perry Anderson, nos tendances séculaires à la division auraient toutefois finalement repris le dessus (question du port du voile à l'école par exemple), au point de provoquer l'éclatement du « front anti-totalitaire ».

De façon générale, Perry Anderson note la résistance que les Français ont opposé à leur embarquement sur le navire Atlantique au gouvernail tenu par une classe politique aux mains sales. Il croit même discerner dans l'émergence des mouvements altermondialistes et la popularité de personnalités contestataires comme José Bové ou Pierre Bourdieu de quoi espérer la formation d'un nouveau « pneuma » national contre le libéralisme...

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Las, dix ans après la parution de La Pensée tiède, ce qui a surtout vu finalement prendre du poids dans les affaires du pays, ce sont les sirènes lepeniste, mais venons-en à la réponse de Pierre Nora.

Avant toute autre chose, Pierre Nora se plaint que la London Review of Book, où La Pensée tiède a été publié à l'origine, lui ait refusé la possibilité de s'y faire entendre. Sans doute – ce n'est pas dit explicitement –, est-ce pour cela qu'on le voit avoir recouru à un procédé inhabituel. Au vrai, l'empreinte du dépit éprouvé par Pierre Nora face à l'attitude de la London Review of Book est sensible tout au long de La Pensée réchauffée.  

Maintenant sur le fond. S'il s'accorde avec Perry Anderson au sujet de l'état de crise culturelle que traverse la France, Pierre Nora remarque qu'elle n'est pas la seule dans ce cas et juge l'analyse de l'universitaire britannique « flou, chaotique, aux contours sinueux, impressionniste » aussi que faussé par une approche marxiste dépassée. À cet égard, Pierre Nora fait part de l'ébahissement qu'il a éprouvé en se voyant, lui et François Furet, être considérés comme des suppôts de l'oncle Sam – non sans pointer certaines erreurs factuelles commises par Perry Anderson.

C'est en taxant ce dernier « d'indigence de pensée » que Pierre Nora s'emploie ensuite à démonter sa thèse du « front anti-totalitaire ». Selon lui, les luttes intellectuelles du passé en France ne peuvent se résumer à une opposition entre les penseurs marxistes et les autres, elles étaient plus complexes. Par ailleurs, Pierre Nora entend rappeler que l'anti-totalitarisme s'exprimait déjà avant les années 70 et la constitution du « front » mis en exergue par Perry Anderson. Seulement, il est vrai que c'est durant cette époque que le public a prêté davantage intérêt aux problèmes régnant dans les pays communistes. Pour Pierre Nora, ce sont du reste ces problèmes qui ont avant tout entraîné le déclin du parti communiste français au profit du parti socialiste qui, certes, a fini par adopter les règles du marché, mais dans le but de ne pas isoler le pays, et non par servilité comme veut le dénoncer Perry Anderson.

Pierre Nora reproche aussi à Perry Anderson son idéalisation de mai 68 et le fait d'avoir pris trop au sérieux ce qui comportait une dimension « ludique et parodique (…) sans programme et sans but défini de prise au pouvoir ».

Pour Pierre Nora, au lieu d'attribuer les causes de la crise culturelle française au dépérissement d'un « pneuma » contestaire, il faut plutôt les voir dans l'épuisement de la dynamique de la « modernisation – oui, modernisation » de la France après la seconde guerre mondiale et dans la profonde remise en cause de son identité « impériale, militaire, centraliste, étatiste, paysanne, chrétienne, universaliste et laïque » qu'elle a connu depuis.

Les thèse générales de Perry Anderson remises ainsi en cause, Pierre Nora passe alors à la défense de son œuvre :

En ce qui concerne Les Lieux de mémoire, Perry Anderson n'a pas compris selon Pierre Nora le but d'une telle entreprise qui consistait, non à glorifier l'identité française par le grand et le petit bout de la lorgnette, mais à montrer l'importance de certains éléments, mêmes anodins, dans la construction des identités nationales. Et si à travers son œuvre, Pierre Nora reconnaît avoir laissé exprimer son amour du pays, « c'est inévitable (…) Et après ? Mais attention ! Quelle France ? Quel amour ? Et quel chant ? »      

En ce qui concerne Le Débat, Pierre Nora rejette tout à fait l'idée que cette revue ait été « l'organe central du "libéralisme de Guerre froide" ». Elle « faisait précisément partie des rares entreprises qui se proposaient de remonter le courant (...) La réduire à un combat totalitaire télécommandé par le grand manitou Furet, relève du simple ridicule », Pierre Nora rappelant le fait que ce dernier était un homme de gauche. De plus, si engagement il y avait, il était « intellectuel » et non politique. 

Au demeurant, pour Pierre Nora, Perry Anderson commet le tort de s'appesantir sur les grandes revues sans voir que les universités, « rongées par la politisation et la bureaucratisation », et la presse à grand tirage ont eu une responsabilité majeure dans la formation de la crise culturelle française. 

Pour finir, Pierre Nora consacre quelques pages à « l'affaire Hobsbawn » comme Perry Anderson déplore dans son texte le fait que The Ages of Extremes, du célèbre historien britannique, n'ait pas trouvé éditeur en France, mais je préfère, pour éviter de trop allonger mon aperçu, ne pas toucher ce sujet.

SE RÉINVENTER

Bien ! Ma première réaction face au débat proposé par cette édition de La Pensée tiède a été de me demander qui était au juste le français et qui était l'anglais. Quoi qu'il en soit, je n'entreprendrai pas de les départager faute d'être suffisamment au fait de tous les éléments de leur dispute.

Toutefois, il serait difficile de nier que la France n'est pas au mieux de sa forme, économiquement comme culturellement. Pour ma part, je ne crois pas qu'il faille lui souhaiter épouser le libéralisme, car l'examen de santé que présente des pays comme la Grande-Bretagne et les États-Unis n'est pas non plus rassurant si on va au-delà des gros chiffres flatteurs de la croissance et de l'emploi qui se paient par des maux divers : précarité de l'existence pour les moins favorisés, repli sur soi aussi bien personnel que collectif, manque de volonté à faire les efforts nécessaires pour lutter contre le réchauffement climatique, etc.

C'est que le « main invisible » est animée par un Dieu argent au souffle ou plutôt, pour reprendre le terme employé par Perry Anderson, au « pneuma » court et entropique comme en témoigne, sur le plan spirituel, chez les Américains en particulier, le fait de tenir l'enrichissement pour une bénédiction contre tous les enseignements pourtant on ne peut plus clair du Christ sur la question.

Qu'une société se propose d'avoir des vues sociales et culturelles plus longues apparaît dès lors justifiée pour son bien-être. Hélas, je suis plutôt pessimiste pour voir les pays occidentaux, y compris la France en dépit des quelques foyers plus ou moins « éclairés » qui y sont encore nourris, changer leurs habitudes. N'est-ce pas, quelle est la part de personnes obèses qui parviennent à poursuivre un régime ? Combien de fumeurs, d'alcooliques, de drogués renoncent à leurs addictions ?

Et c'est ainsi, comme une addiction, qu'il faut considérer les chiffres tels qu'ils régentent à présent le monde sous la forme de billets de banque, mais aussi des plaisirs derrière lesquels beaucoup courent frénétiquement, ou, dans le domaine artistique, des effets (pas seulement spéciaux) que l'on multiplie dans les productions populaires comme plus ambitieuses, etc.

Les chiffres ont certes pour eux de recouvrir du solide, du palpable, il sont plus rassurants (et l'on sait combien les conservateurs qu'ils soient américains ou britanniques, souffrent d'anxiété), mais il n'empêche, à trop les accumuler, on risque que le monde finisse par crouler sous soi...

Pas touche à mes acquis !

27 avril 2015
(Crédit photo : Jean Ange)

Perry Anderson : La Pensée tiède, Seuil, 2005.

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