Esprits enflammés

Dans La Pensée tiède, qui reprend deux articles parus dans la London Review of Books en 2004, Perry Anderson se propose de faire l'état des lieux d'une culture française en crise, selon lui, pour avoir cédé au consensus libéral.

La Pensée tiède est suivie d'une réponse, La Pensée réchauffée, de Pierre Nora, cible principale, aux côtés de François Furet, des critiques de Perry Anderson.

Si l’un et l’autre texte datent d'il y a une dizaine d'années, nous les jugeons toujours d'intérêt puisque la situation en question ne semble guère avoir évolué – ou alors en pire.

*
 
Dans son étude, Perry Anderson commence par comparer les destins de l'Angleterre et de la France après la Seconde Guerre mondiale : la première, victorieuse, a connu un déclin continu, la seconde, humiliée, un rebond remarquable jusqu'à recouvrer un peu de sa « grandeur » passée grâce au Général de Gaule au cours des années 60. Cette « renaissance » fut aussi bien économique et politique que culturelle. Si la littérature ne se révéla guère marquante durant cette période, cela fut compensé aux yeux de Perry Anderson par le cinéma, les sciences humaines, stimulantes y compris dans la forme, et un quotidien au rayonnement international, Le Monde.

Toutefois, ces glorieuses années seraient révolues et la France, depuis mai 68, aurait sombré peu à peu dans un marasme culturel profond : « On a le sentiment que le toc, l'abêtissement, ainsi que la confusion des choses intellectuelles avec une politique et un argent corrupteur envahissent tout. »

C'est au triomphe d'un « front anti-totalitaire » intellectuel surgi dans les années 70 que Perry Anderson attribue la principale cause de cette décadence. Selon lui, ce front, opposé à la fois au gaullisme et au communisme, regroupait Raymond Aron, les « nouveaux philosophes » et le tandem moins connu, mais puissant, que formaient les historiens Pierre Nora et François Furet.

Comme nous l'avons déjà mentionné, Perry Anderson s'attaque en particulier à ces deux derniers et à leurs œuvres, à commencer par Le Débat, revue dirigée par Pierre Nora. Si Le Débat affichait une ambition de rigueur et de pluralisme, il constituait plutôt, pour Perry Anderson, une « machine de guerre d'une grande urbanité » au service de l'idéologie libérale pro-américaine. Perry Anderson souligne en ce sens le rôle tenu par François Furet qu'il présente en homme de pouvoir à la tête d'une « galaxie » de teetootalers de l'esprit révolutionnaire.

Une autre entreprise éditoriale chapeautée par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, est ensuite l'objet des semonces de Perry Anderson. Les Lieux de mémoire avaient pour projet de « dresser l'inventaire de tous les domaines de la mémoire dans lesquels on pouvait penser que l'identité française s'était symboliquement cristallisée » (le drapeau, la Marseillaise, les monuments aux morts, l'encyclopédie Larousse par exemple). Pour Perry Anderson, l'étude de ces cristallisations est revenue plutôt à produire des madeleines de Proust « réconfortantes » pour les Français en omettant de traiter de lieux de mémoire douloureux comme Diên Biên Phu.

Du côté de François Furet, outre sa participation au Débat, Perry Anderson critique son Passé d'une illusion, paru en 1995, qui retrace l'histoire sanglante du communisme. Mais si, avec cet ouvrage, François Furet croyait enterrer définitivement les tentations révolutionnaires dans notre pays au profit du consensus libéral, Perry Anderson estime que nos tendances séculaires à la division auraient finalement repris le dessus (question du port du voile à l'école par exemple), au point de provoquer l'éclatement du « front anti-totalitaire ».

Perry Anderson note de façon générale la résistance que les Français ont opposée à leur embarquement sur le navire Atlantique au gouvernail tenu par une classe politique aux mains sales. Il trouve même dans l'émergence des mouvements altermondialistes et la popularité de personnalités contestataires comme José Bové ou Pierre Bourdieu de quoi espérer la formation d'un nouveau « pneuma » national contre le libéralisme...

*
 
Las, dix ans après la parution de La Pensée tiède, ce qui a surtout pris finalement du poids dans les affaires du pays, ce sont les sirènes lepénistes, mais venons-en à la réponse de Pierre Nora.

Avant toute autre chose, Pierre Nora se plaint que la London Review of Book, où La Pensée tiède a été publié à l'origine, lui ait refusé la possibilité de s'exprimer. Au vrai, l'empreinte du dépit éprouvé par Pierre Nora face à l'attitude de la London Review of Book est sensible tout au long de La Pensée réchauffée.  

Sur le fond maintenant. S'il s'accorde avec Perry Anderson au sujet de l'état de crise culturelle que traverse la France, Pierre Nora remarque qu'elle n'est pas la seule dans ce cas et juge l'analyse de l'universitaire britannique « flou, chaotique, aux contours sinueux, impressionniste » aussi bien que faussée par une approche marxiste dépassée. À cet égard, Pierre Nora fait part de l'ébahissement qu'il a éprouvé en voyant François Furet et lui-même être considérés comme des suppôts de l'oncle Sam – non sans pointer certaines erreurs factuelles commises par Perry Anderson.

C'est en taxant ce dernier d’« indigence de pensée » que Pierre Nora s'emploie ensuite à démonter sa thèse du « front anti-totalitaire ». Selon lui, les luttes intellectuelles du passé en France ne peuvent se résumer à une opposition entre les marxistes et les autres, elles étaient plus complexes. Par ailleurs, Pierre Nora entend rappeler que l'anti-totalitarisme s'exprimait déjà avant les années 70 et la composition du « front » mis en exergue par Perry Anderson. Seulement, il est vrai, c'est durant cette époque que le public a prêté intérêt aux problèmes régnant derrière le rideau de fer. Pour Pierre Nora, ce sont du reste ces problèmes qui ont enclenché le déclin du parti communiste français au profit du parti socialiste, lequel, certes, a fini par adopter les règles du marché, mais dans le but de ne pas isoler le pays, et non par servilité comme veut le dénoncer Perry Anderson.

Pierre Nora reproche aussi à Perry Anderson son idéalisation de mai 68 et le fait de donner trop de sérieux à ce qui comportait une dimension « ludique et parodique (…) sans programme et sans but défini de prise au pouvoir ».

Pour Pierre Nora, au lieu d'attribuer les motifs de la crise culturelle française au dépérissement d'un « pneuma » contestataire, il faut plutôt les voir dans l'épuisement de la dynamique de la « modernisation – oui, modernisation » de la France après la Seconde Guerre mondiale et dans la profonde remise en cause de son identité « impériale, militaire, centraliste, étatiste, paysanne, chrétienne, universaliste et laïque » qu'elle a connue depuis.

Après avoir fait la critique des thèses générales de Perry Anderson, Pierre Nora passe à la défense de son œuvre :

En ce qui concerne Les Lieux de mémoire, Perry Anderson n'a pas compris, selon Pierre Nora, le but d'une telle entreprise qui consistait, non à glorifier l'identité française par le grand et le petit bout de la lorgnette, mais à montrer l'importance de certains éléments, même anodins, dans la construction des identités nationales. Et si, à travers son œuvre, Pierre Nora reconnaît avoir laissé exprimer son amour du pays, « c'est inévitable (…) Et après ? Mais attention ! Quelle France ? Quel amour ? Et quel chant ? »      

En ce qui concerne Le Débat, Pierre Nora rejette tout à fait l'idée que cette revue ait été « l'organe central du "libéralisme de Guerre froide" ». Elle « faisait précisément partie des rares entreprises qui se proposaient de remonter le courant (...) La réduire à un combat totalitaire télécommandé par le grand manitou Furet, relève du simple ridicule », Pierre Nora rappelant le fait que ce dernier était un homme de gauche. De plus, si engagement il y avait, il était « intellectuel » et non politique. 

Au demeurant, pour Pierre Nora, Perry Anderson commet le tort de s'appesantir sur les revues comme Le Débat sans voir que les universités, « rongées par la politisation et la bureaucratisation », et la presse à fort tirage ont eu une responsabilité majeure dans la crise culturelle française. 

Pour finir, Pierre Nora consacre quelques pages à « l'affaire Hobsbawn » comme Perry Anderson déplore dans son texte le fait que The Ages of Extremes, du célèbre historien britannique, n'ait pas trouvé éditeur en France, mais je préfère, pour éviter de trop allonger mon aperçu, ne pas toucher ce sujet.

SE RÉINVENTER

Bien ! Ma première réaction face au débat proposé par cette édition de La Pensée tiède a été de me demander qui était au juste le français et qui était l'anglais. Quoi qu'il en soit, je n'entreprendrai pas de les départager faute d'être suffisamment au fait de tous les éléments de leur dispute.

Toutefois, il serait difficile de nier que la France n'est pas au mieux de sa forme, économiquement comme culturellement. Je ne crois pas qu'il faille lui souhaiter épouser le libéralisme, car l'examen de santé que présentent la Grande-Bretagne ou les États-Unis n'est pas non plus rassurant si on va au-delà des chiffres flatteurs de la croissance et de l'emploi qui se paient par des maux divers : précarité de l'existence pour les moins favorisés, manque de volonté devant le réchauffement climatique, etc.

C'est que la « main invisible » est animée par un Dieu argent au souffle ou plutôt, pour reprendre le terme utilisé par Perry Anderson, au « pneuma » court et entropique.

Qu'une société se propose d'avoir des perspectives sociales et culturelles plus longues apparaît dès lors justifié pour son bien-être. Hélas, je suis plutôt pessimiste pour voir les pays occidentaux, y compris la France en dépit des quelques foyers plus ou moins « éclairés » qui y sont encore nourris, changer leurs habitudes. N'est-ce pas, quelle est la part de personnes obèses qui parviennent à poursuivre un régime ? Combien de fumeurs, d'alcooliques, de drogués renoncent à leurs addictions ?

Et c'est ainsi, comme une addiction, qu'il faut considérer les chiffres tels qu'ils en sont venus à régenter le monde.

Ils ont certes pour eux de recouvrir du solide, du palpable, ils sont plus rassurants, mais il n'empêche, à trop les accumuler, on risque d'y crouler dessous intellectuellement et moralement...

Pas touche à mes acquis !

27 avril 2015

(Crédit photo : Jean Ange)

Perry Anderson : La Pensée tiède, Seuil, 2005.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire