Mémorial

À Londres, un monument rare, voire peut-être unique en son genre, rend hommage aux animaux que l'armée britannique a utilisés tout au long de son histoire. J'ai appris son existence dans un ouvrage français dont je tairai le titre par délicatesse pour son auteur comme il se gausse de cette réalisation et de l'attachement en général que nos voisins portent aux êtres qui doivent subir notre joug. 

Pour faire un pied de nez à ce regrettable mépris pour eux, encore assez répandu par chez nous, j'ai envie de faire découvrir ici une courte et triste nouvelle de Pierre Mille ayant pour protagonistes deux chevaux de mine – peut-être britanniques du reste d'après la consonance de leur nom : Jimmy & Wilkie. Oublié aujourd'hui, Pierre Mille (1864-1941) connut un certain succès en son temps, notamment avec les aventures de Barnavaux, soldat de la coloniale.

À l'énoncé de ce nom, je suppose que, comme moi, beaucoup ont aussitôt songé à Bardamu, l’(anti) héros de Céline dans Voyage au bout de la nuit. Et vraisemblablement peut-on voir là un clin d’oeil à un personnage que Jennifer Yee, dans Barnavaux aux colonies (L'Harmattan, 2002), présente de cette façon :

« Bamavaux, c'est l'homme simple, Monsieur Tout-le-Monde. Il est marsouin, ou soldat de l'infanterie de marine, et le lecteur suit à travers les nouvelles les évolutions de sa carrière mouvementée dans les colonies françaises. Raciste, noceur, méprisant des femmes et plus adonné à l'alcool qu'à la réflexion, c'est un homme simple au point d'être parfois une brute et pourtant capable de moments de pénétration psychologique surprenante. Mais plus encore que par ses propres moments fugitifs d'illumination, c'est le personnage de Barnavaux lui-même qui sert à révéler les bêtises du monde. »

Pour ma part, la peinture sordide des colonies françaises qui est faite à travers lui m'a laissé souvent étourdi ! Mais place à présent à celles des mines du passé et aux pauvres Jimmy & Wilkie :  
  
Jimmy & Wilkie
de Pierre Mille

L'un s'appelait Jimmy, l'autre Wilkie... Et voilà sept ans, déjà, qu'ils étaient dans la mine...

Un matin, ils furent étonnés qu'on ne vint pas les chercher pour les atteler aux chariots. D'abord ils jouirent de ces instants de paresse, mais ils ne tardèrent pas à s'ennuyer. Et puis le silence et le vide inusités de la mine les inquiétaient. Même elle était plus noire et plus triste que d'habitude ; on n'y voyait plus ces mille petites lueurs qui viennent du fond des galeries, on n'y entendait plus le tumulte des équipes qui descendent et remontent trois fois par vingt-quatre heures et leur servait à compter le temps. Enfin, quelques jours plus tard, leurs gardes détachèrent leurs licols. D'eux-mêmes ils sortirent de l'écurie ; d'instinct ils allèrent se ranger à l'endroit d'où partent les rails de fer qui s'enfoncent dans la galerie principale. Mais on les détourna doucement pour les faire entrer dans la grande cage, sous le puits...

Et, brusquement, ce fut le jour !

Le jour, devant leurs pauvres yeux dont les poussières de charbon avaient rougi la sclérotique, et l'obscurité perpétuelle dilatée la pupille, le jour, et bien plus, et terrible, le jour de l'aube, avec une grande chose ronde suspendue en l'air, qui resplendissait, rayonnait, dardait, brûlait ! Rrran ! Fous de terreur, ils agrippèrent leurs sabots de derrière dans la glaise humide, levèrent la tête, secouèrent comme des sacs les hommes pendus à leurs têtes. Ils voulaient fuir, fuir en arrière, retourner au noir paternel, hospitalier, nourricier, connu...

— Conduisez-les tout de suite à l'écurie de surface, dit quelqu'un ; il n'y a que demi-jour, ça les habituera !

Et insensiblement, en effet, ils s'habituèrent. Il y avait dans cette écurie des choses tout à fait extraordinaires, des mouches, par exemple, et aussi des animaux plus gros, qui volaient comme des mouches; des moineaux, qui venaient hardiment piquer un grain d'avoine et restaient ensuite en équilibre au milieu du vide, tant qu'ils voulaient !

Et puis on fit sortir Jimmy et Wilkie, et on les mit dans un pré.

Ils connurent alors les couleurs, qu'ils ignoraient. Jamais ils n'avaient vu de vert ! Quelquefois, dans la mine, on leur avait apporté des bottes d'herbes, mais ces herbes leur semblaient à peu près aussi noires que tout le reste de ce qui les entourait. Tandis que ce pré était vert, d'un vert éclatant, et il y apparaissait de petites taches jaunes et blanches, qui sont des fleurs. Ils apprirent ainsi qu'on pouvait distinguer le goût des choses par leurs nuances, et ceci leur fut sujet d'infinies méditations. D'autres expériences leur montrèrent qu'il fallait associer, presque toujours, l'impression de lumière et celle de chaleur, le froid et l'obscurité. Rien n'était plus déconcertant : ils avaient toujours su que le froid et la chaleur sont noirs, également noirs. Enfin, dans ce monde qu'ils venaient de découvrir, la vue n'était pas limitée. Elle s'étendait, on ne savait où, bornée seulement par du bleu ou du gris, et ce bleu ou ce gris, on ne le rencontrait jamais, il demeurait inaccessible. Toutefois, ces magies n'avaient qu'un temps. Après une douzaine d'heures, les choses redevenaient comme avant, c'est-à-dire naturelles, normales, raisonnables. Et pourtant ce moment leur était pénible tandis que tous ces jeux de couleurs et de clartés leur inspiraient une allégresse incompréhensible. Souvent effarés, ils couraient dans leur pré, sous le soleil, comme de jeunes chevaux. Donc, ils n'avaient pas rêvé : ces choses existaient ! Des souvenirs ressuscitèrent en eux de leurs premières années. Ils furent des chevaux comme tous les chevaux, des chevaux de jour, qui dormaient la nuit.

Puis il arriva quel les abords de la mine se remplirent d'hommes. La grève était finie...

Jimmy et Wilkie se retrouvèrent, sans savoir comment, dans la nuit souterraine.

Maintenant, ils associaient des phénomènes entre lesquels, auparavant, jamais ils n'avaient entrevu de lien : quand la cage remontait, elle allait dans ce lieu très vaste où il y avait des couleurs. Ils hennissaient en la voyant partir.


25 octobre 2015

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