La scène invisible

La récolte du blé – Pieter Bruegel l’ancien

« C'est pour cette rare et précieuse qualité de vérité que je prends tant de plaisir à regarder ces peintures hollandaises que méprisent les gens à esprit supérieur. Je trouve une source de délicieuse sympathie dans les représentations fidèles d'une monotone existence intime, qui a été le sort d'un bien plus grand nombre de mes semblables plutôt qu'à une vie de grandeur ou d'indigence absolue, de souffrances tragiques, ou d'actions éclatantes… »
 

Ainsi s’exprime George Eliot dans Adam Bede (1859), fresque rurale mettant en scène, à la fin du XVIIIe siècle, la liaison dramatique entre deux jeunes gens que l'origine sociale sépare, le noble Arthur Donnithorne et la paysanne Hetty Sorrel dont est amoureux le brave charpentier, héros éponyme du roman, Adam Bede. 

Inspirée par les tableaux flamands, George Eliot a réussi sans nul doute sa peinture d'une communauté dont elle s’attache à révéler la variété, la richesse et la dignité avec minutie psychologique et sens du détail. Comme d'autres auteurs britanniques, son attention et sa bienveillance pour les êtres sont si grandes qu’ils englobent les animaux que l'on voit participer pleinement aux évènements relatés. 

Le ton réaliste de George Eliot est imbibé d'une certaine nostalgie pour un temps où l'industrialisation n'avait pas encore pris tout son essor avec son cortège de maux : urbanisation accélérée, accroissement de la misère, etc. 

Ample, le roman Adam Bede se présente comme un fleuve qui s’écoule, celui de la vie, avec ses heures de travail et ses heures de rêves, ses satisfactions et ses illusions qui parfois, malheureusement, conduisent à des actes « irrémédiables » pour ceux qui n’y ont pas pris assez garde tel Arthur Donnithorne. Si celui-ci est sensible et bon (il a hâte de remplacer son grand-père froid et avare à la tête de la région pour lequel il nourrit de généreux projets), son goût des plaisirs l’emporte toutefois vers une passion sans avenir, à la mauvaise odeur de droit de cuissage, pour Hetty. 

George Eliot ne cache pas son empathie à l'égard cette fille perdue au caractère frivole et égoïste que l'on peut trouver plus réaliste et poignante que les poupées du repentir courantes de la littérature moralisante de l'époque. 

De façon générale, le drame de George Eliot ne compte pas de personnage idéalisé. Même les meilleures âmes que l'on y rencontre recèlent leurs imperfections. Adam Bede, avec son tempérament impatient et orgueilleux, illustrera cela de manière désastreuse. 

Il n'en reste pas moins que ce dernier est un homme de vertu que l'on voit se tourner, en compagnie de son frère Seth, vers la religion pour y chercher consolation et dépassement de soi. 

La religion est également abordée à travers Dinah, ouvrière en usine qui s'est lancée dans une activité intense de prêche et de soutien des malheureux sous l’influence du méthodisme tel qu'il marqua un « réveil » de la foi en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Au sujet de cette confession, George Eliot oppose à l’exaltation vindicative que témoignaient nombre de ses prédicateurs, la douceur de Dinah qui lui permet de trouver respect et écoute de la part de personnes terre-à-terre que sont souvent les paysans. 

Au vrai, tout empreint de christianisme qu'est Adam Bede, il convient de savoir que George Eliot n'était plus sûre (à tout le moins) de sa propre foi sous l'effet des lectures de Renan et Feuerbach qu'elle avait entrepris de traduire. 

Par ailleurs, l’on dit que George Eliot s’est figurée sous les traits de Dinah. Certes, on peut leur tenir pour partage un même tempérament, attentif, compréhensif et ardent. 

Mais passons sur cet aspect intime du roman pour noter encore à son sujet sa légère coloration dickensienne à travers certains personnages secondaires comme la fière et mordante Mrs Poyser ou le vieux professeur Bartle, misogyne insupportable, mais au grand cœur, particulièrement avec sa chienne...Mégère. 

L’ambition de George Eliot de placer à l’avant-plan les paysans peut évoquer celle d'une autre George célèbre de l'époque : George Sand. J’ai aussi songé de manière opposée à Jane Austen. À l'image de Charlotte Brontë, George Eliot déplorait chez l'auteur d'Orgueil et préjugés un manque d’envergure avec sa mise en scène en vase clos de la petite noblesse. Je ne sais si, pour Adam Bede, George Eliot a eu en vue Jane Austen (dont son compagnon, G. H. Lewes, critique renommé, était un grand admirateur), mais on peut remarquer qu'elle montre tout ce que celle-ci ne montre pas : et des paysans et des drames « irrémédiables »

Dominé par le désir de vérité, Adam Bede prend en une occasion un tour rocambolesque d'une manière qui, pour ma part, m'a déplu. Recouvrant heureusement son caractère premier bien vite, le roman le perdra, du moins à mon sens, à nouveau dans sa conclusion idyllique où la pauvre Hetty, dont on n'apprend plus grand-chose à partir d’un moment, ne peut certes trouver sa place. 

Ces quelques réserves (personnelles) faites, Adam Bede mérite assurément, comme le reste de l'œuvre de George Eliot, d'être redécouvert en France où l'auteur compta dans le passé des amateurs aussi illustres que Marcel Proust – également écrivain au long cours roulant... 

30 juillet 2014

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