La scène invisible

La récolte du blé (1565) – Pieter Bruegel l’ancien

« C'est pour cette rare et précieuse qualité de vérité que je prends tant de plaisir à regarder ces peintures hollandaises que méprisent les gens à esprit supérieur. Je trouve une source de délicieuse sympathie dans les représentations fidèles d'une monotone existence intime, qui a été le sort d'un bien plus grand nombre de mes semblables plutôt qu'à une vie de grandeur ou d'indigence absolue, de souffrances tragiques, ou d'actions éclatantes… »

Ainsi s’exprime George Eliot dans Adam Bède (1859), fresque rurale se déroulant dans le centre de l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle et voyant une liaison entre deux jeunes gens que l'origine sociale sépare, le noble Arthur Donnithorne et la paysanne Hetty Sorrel, tourner au drame et bouleverser la vie des gens autour d’eux, à commencer par le brave charpentier Adam Bede, amoureux d’Hetty.

Inspirée par les tableaux flamands, George Eliot a réussi sans nul doute sa mise en scène de toute une communauté dont elle s’attache à révéler la variété, la richesse et la dignité avec minutie psychologique et sens du détail. Comme d'autres auteurs britanniques, son attention et sa bienveillance pour les êtres sont telles qu’ils englobent les animaux que l'on voit participer pleinement aux événements du roman.

D'un réalisme solide, le ton de George Eliot est imbibé d'une certaine nostalgie bucolique pour un temps où l'industrialisation n'avait pas encore pris tout son essor avec son cortège de maux : urbanisation accélérée, accroissement de la misère, etc.

Roman ample, Adam Bede se présente comme un fleuve qui s’écoule, celui de la vie, avec ses heures de travail et ses heures de rêves, ses satisfactions et ses illusions qui parfois, malheureusement, conduisent à des actes « irrémédiables » pour ceux qui n’y ont pas pris assez garde, comme Arthur Donnithorne. Sensible et bon, impatient de succéder à son grand-père froid et avare à la tête de la région pour lequel il nourrit de généreux projets, son goût des plaisirs l’emporte toutefois vers une passion sans avenir, à la mauvaise odeur de droit de cuissage, pour Hetty.

George Eliot dépeint avec beaucoup d'empathie cette fille perdue au caractère frivole et égoïste dont on peut trouver le portrait plus réaliste et poignant que celui des poupées du repentir d'autres romans de l'époque.;

De façon générale, le roman de George Eliot ne compte pas de personnage idéalisé. Même les meilleures âmes que l'on y rencontre recèlent leur imperfections, tel Adam Bede qui souffre d'un tempérament impatient et orgueilleux, si bien (ou plutôt si mal) qu'Hetty en paiera injustement le prix.

Il n'en reste pas moins qu'Adam Bede est un homme de vertu que l'on voit se tourner, en compagnie de son frère Seth, vers la religion pour faire face aux épreuves de la vie conçues dans le roman comme un moyen de sortir de soi et d'être plus sensible aux autres.

Les questions religieuses sont aussi abordées à travers Dinah, ouvrière en usine qui s'est lancée dans une activité intense de prêche et de soutien des malheureux sous l’influence du méthodisme tel qu'il marqua un « réveil » de la foi en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Au sujet de cette jeune confession, George Eliot oppose à l’exaltation vindicative que témoignait nombre de ses prêcheurs, la douceur de Dinah qui lui permet de trouver respect et écoute de la part de personnes terre-à-terre que les paysans sont souvent.

Au vrai, tout empreint de religion que le roman est, il convient de savoir que l'auteur lui-même n'était plus sûr (à tout le moins) de sa propre foi sous l'effet des lectures de Renan et Feuerbach qu'il avait entrepris même de traduire.

Par ailleurs, l’on dit que George Eliot s’est figurée sous les traits de Dinah. Certes, on peut leur tenir pour partage un même tempérament, attentif, compréhensif et ardent. Mais passons sur cet aspect personnel du roman.

Pour revenir à ses données internes, à côté de ses protagonistes principaux, plusieurs autres personnages secondaires y impriment leur marque dickensienne dira-t-on comme la fière et mordante Mrs Poyser ou le vieux professeur Bartle, misogyne insupportable, mais au grand cœur, notamment avec sa chienne...Mégère.

Avec son ambition de mettre les paysans à l'avant-plan, Adam Bede peut évoquer les œuvres d'une autre George célèbre de l'époque : Georges Sand. De manière opposée, j’ai aussi songé à Jane Austen comme le roman de George Eliot prend place à l'époque où elle vivait. À l'image de Charlotte Brontë, George Eliot déplorait chez l'auteur d'Orgueil et préjugés son étroitesse d'inspiration en mettant en scène la petite noblesse de campagne comme dans un vase clos sans prêter nulle attention à leurs serviteurs ni aux paysans vivant autour d'eux. Je ne sais si, pour Adam Bede, George Eliot a eu en vue Jane Austen dont son compagnon, G.H. Lewes, critique renommé, était un grand admirateur, mais on peut remarquer que ce roman montre tout ce que Jane Austen ne montre pas, et non seulement les paysans, mais aussi des drames « irrémédiables ».

Dominé par le désir de vérité, Adam Bede prend en une occasion un tour rocambolesque d'une manière qui, pour ma part, m'a déplu. Recouvrant heureusement son caractère premier bien vite, le roman le perdra, du moins à mon sens, à nouveau dans sa conclusion idyllique où la pauvre Hetty, dont on n'apprend plus grand-chose à partir d’un moment, ne peut certes trouver sa place. 

Ces quelques réserves (personnelles) faites, Adam Bede demeure un roman de très grand tenue qui mérite assurément, comme d'autres œuvres de George Eliot, d'être redécouvert en France où l'auteur compta dans le passé des amateurs aussi illustres que Marcel Proust – également écrivain au long cours roulant... 

30 juillet 2014

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