La Visite à l'exposition




23 juillet 2014

La scène invisible

La récolte du blé (1565) – Pieter Bruegel l’ancien

« C'est pour cette rare et précieuse qualité de vérité que je prends tant de plaisir à regarder ces peintures hollandaises que méprisent les gens à esprit supérieur. Je trouve une source de délicieuse sympathie dans les représentations fidèles d'une monotone existence intime, qui a été le sort d'un bien plus grand nombre de mes semblables plutôt qu'à une vie de grandeur ou d'indigence absolue, de souffrances tragiques, ou d'actions éclatantes… »

Ainsi s’exprime George Eliot dans Adam Bède (1859), fresque rurale se déroulant dans le centre de l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle et voyant une liaison entre deux jeunes gens que l'origine sociale sépare, le noble Arthur Donnithorne et la paysanne Hetty Sorrel, tourner au drame et bouleverser la vie des gens autour d’eux, à commencer par le brave charpentier Adam Bede, amoureux d’Hetty.

Inspirée par les tableaux flamands, George Eliot a réussi sans nul doute sa mise en scène de toute une communauté dont elle s’attache à révéler la variété, la richesse et la dignité avec minutie psychologique et sens du détail. Comme d'autres auteurs britanniques, son attention et sa bienveillance pour les êtres sont telles qu’ils englobent les animaux que l'on voit participer pleinement aux événements du roman.

D'un réalisme solide, le ton de George Eliot est imbibé d'une certaine nostalgie bucolique pour un temps où l'industrialisation n'avait pas encore pris tout son essor avec son cortège de maux : urbanisation accélérée, accroissement de la misère, etc.

Roman ample, Adam Bede se présente comme un fleuve qui s’écoule, celui de la vie, avec ses heures de travail et ses heures de rêves, ses satisfactions et ses illusions qui parfois, malheureusement, conduisent à des actes « irrémédiables » pour ceux qui n’y ont pas pris assez garde, comme Arthur Donnithorne. Sensible et bon, impatient de succéder à son grand-père froid et avare à la tête de la région pour lequel il nourrit de généreux projets, son goût des plaisirs l’emporte toutefois vers une passion sans avenir, à la mauvaise odeur de droit de cuissage, pour Hetty.

George Eliot dépeint avec beaucoup d'empathie cette fille perdue au caractère frivole et égoïste dont on peut trouver le portrait plus réaliste et poignant que celui des poupées du repentir d'autres romans de l'époque.;

De façon générale, le roman de George Eliot ne compte pas de personnage idéalisé. Même les meilleures âmes que l'on y rencontre recèlent leur imperfections, tel Adam Bede qui souffre d'un tempérament impatient et orgueilleux, si bien (ou plutôt si mal) qu'Hetty en paiera injustement le prix.

Il n'en reste pas moins qu'Adam Bede est un homme de vertu que l'on voit se tourner, en compagnie de son frère Seth, vers la religion pour faire face aux épreuves de la vie conçues dans le roman comme un moyen de sortir de soi et d'être plus sensible aux autres.

Les questions religieuses sont aussi abordées à travers Dinah, ouvrière en usine qui s'est lancée dans une activité intense de prêche et de soutien des malheureux sous l’influence du méthodisme tel qu'il marqua un « réveil » de la foi en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Au sujet de cette jeune confession, George Eliot oppose à l’exaltation vindicative que témoignait nombre de ses prêcheurs, la douceur de Dinah qui lui permet de trouver respect et écoute de la part de personnes terre-à-terre que les paysans sont souvent.

Au vrai, tout empreint de religion que le roman est, il convient de savoir que l'auteur lui-même n'était plus sûr (à tout le moins) de sa propre foi sous l'effet des lectures de Renan et Feuerbach qu'il avait entrepris même de traduire.

Par ailleurs, l’on dit que George Eliot s’est figurée sous les traits de Dinah. Certes, on peut leur tenir pour partage un même tempérament, attentif, compréhensif et ardent. Mais passons sur cet aspect personnel du roman.

Pour revenir à ses données internes, à côté de ses protagonistes principaux, plusieurs autres personnages secondaires y impriment leur marque dickensienne dira-t-on comme la fière et mordante Mrs Poyser ou le vieux professeur Bartle, misogyne insupportable, mais au grand cœur, notamment avec sa chienne...Mégère.

Avec son ambition de mettre les paysans à l'avant-plan, Adam Bede peut évoquer les œuvres d'une autre George célèbre de l'époque : Georges Sand. De manière opposée, j’ai aussi songé à Jane Austen comme le roman de George Eliot prend place à l'époque où elle vivait. À l'image de Charlotte Brontë, George Eliot déplorait chez l'auteur d'Orgueil et préjugés son étroitesse d'inspiration en mettant en scène la petite noblesse de campagne comme dans un vase clos sans prêter nulle attention à leurs serviteurs ni aux paysans vivant autour d'eux. Je ne sais si, pour Adam Bede, George Eliot a eu en vue Jane Austen dont son compagnon, G.H. Lewes, critique renommé, était un grand admirateur, mais on peut remarquer que ce roman montre tout ce que Jane Austen ne montre pas, et non seulement les paysans, mais aussi des drames « irrémédiables ».

Dominé par le désir de vérité, Adam Bede prend en une occasion un tour rocambolesque d'une manière qui, pour ma part, m'a déplu. Recouvrant heureusement son caractère premier bien vite, le roman le perdra, du moins à mon sens, à nouveau dans sa conclusion idyllique où la pauvre Hetty, dont on n'apprend plus grand-chose à partir d’un moment, ne peut certes trouver sa place. 

Ces quelques réserves (personnelles) faites, Adam Bede demeure un roman de très grand tenue qui mérite assurément, comme d'autres œuvres de George Eliot, d'être redécouvert en France où l'auteur compta dans le passé des amateurs aussi illustres que Marcel Proust – également écrivain au long cours roulant... 

30 juillet 2014

« Quitter le bal masqué… »

Connue pour ses nouvelles, Katherine Mansfield a laissé aussi une abondante correspon-dance dont le dernier et mince recueil en français semble être paru en 1993 chez Stock. Sic transit mundi gloria.

Portrait de Katherine Mansfield (1918) – A. R. Rice

Les lettres sélectionnées s’étendent de 1915 à 1923, année de la mort, à 34 ans, de Katherine Mansfield qui était atteinte de tuberculose. La plupart proviennent des longs séjours qu'elle était contrainte de faire sur le continent (en Provence, sur la Riviera et en Suisse) pour y jouir de l’air plus salubre qu’en Angleterre 

Alors que l'on sait que Katherine Mansfield souffrit beaucoup de sa maladie et de la solitude de ses cures, dans les pages offertes par Stock, on ne la verra guère s'appesantir sur eux. Auprès de ses divers correspondants, elle s'attache plutôt à faire partager ses impressions sur tout ce qui l'entoure, ses émerveillements devant les choses simples, les plantes en particulier, son plaisir à converser avec les gens ordinaires, etc., dans un « appétit » insatiable de vie.

Katherine Mansfield fait part également de ses méditations sur le monde et du sentiment de beauté qu'elle retire finalement de ses aspects contradictoires comme signe d'une vérité fondamentale dissimulée.

« Il faut accepter la vie » proclame-t-elle en quelques occasions. Pour elle, c'est une condition à l’art auquel elle entend consacrer ce qui lui reste d'énergie avec une ambition d'authenticité et d'effacement de soi. À cet égard, Katherine Mansfield critique la jeune scène littéraire anglaise de son époque, trop égocentrique à son sens.

Sur le plan personnel, Katherine Mansfield exprime aussi son désir de s’éloigner de la frénésie et des artifices de la vie londonienne. Croyant ou voulant croire que les progrès de la tuberculose pourraient être stoppés, Katherine Mansfield laisse libre-cours dans ses lettres à ses rêves de vivre modestement à la campagne – rêves chimériques a-t-on envie de dire. Au lieu de cela, elle devait mourir à Fontainebleau au sein d’une communauté théosophique (dirigée par le célèbre George Gurdjieff) où elle avait placé ses derniers espoirs d’amélioration de santé.

Telles que choisies par les éditions Stock, les lettres de Katherine Mansfield révèle un caractère optimiste et fort, radieux même, de façon un peu trompeuse toutefois. L'auteur du Vent souffle ! recelait ses facettes sombres, sa vie fut des plus instables dès l'adolescence. Il n'en reste pas moins que la quête de paix intérieure et d'un art solide que ses lettres offre de parcourir était profonde et belle.

7 août 2014

Katherine Mansfield : Lettres, coll. La Bibliothèque cosmopolite, Stock, 1993.

Départ impossible

Nous sommes dans le Wessex, au sud de l’Angleterre, au milieu du XIXe siècle. Un vendeur ambulant de craie rouge (pour marquer les moutons) transporte dans son chariot une jeune femme en détresse. Ils vont à travers le paysage dénudé et âpre de la lande. Alors que la nuit vient couvrir celle-ci, des feux de joies commémoratifs sont allumés ici et là. Un d’entre eux brille plus fort et plus longtemps. C’est celui d’Eustacia qui s’en sert, ni pour fêter la nuit des poudres ni pour reproduire un geste antique, mais à la façon d'un signal à destination de l'homme dont elle s’est éprise.

Ce signal détourné et Eustacia, la jeune femme hautaine et solitaire aux rêves d'ailleurs qui l’entretient, vont agir, au sein d'une communauté frustre, comme un tourbillon funeste. Wildeve, ancien ingénieur devenu tenancier d’auberge qui doit se marier avec la simple Thomasine, puis Clym, cousin d'Eustacia, de retour au pays avec des projets philanthropiques après avoir fait fortune à Paris, se laisseront happer et entraîner dedans sans que la frivole et égoïste Eustacia, en définitive, n'y gagnera rien.

Dans cette histoire sombre, Eustacia et ses amants apparaissent comme des désaxés pour lesquels la vie ne semble pouvoir constituer qu’une course contrariée inlassablement que cela soit à cause de leurs semblables, de leurs propres erreurs ou des contingences du monde s’il faut les appeler ainsi, car on peut avoir l’impression qu’une volonté supérieure préside avec dérision à de tels destins.

En ce sens, le rôle qu'y joue « l’homme au rouge », Vern, dont la peau est toute imprégnée de la poussière de craie qu'il vend, apparaît des plus troubles. Quoi qu'il en soit, cet autre personnage marginal décide d’installer sa roulotte dans la lande pour faire tout son possible afin de préserver l’avenir de Thomasine, la fiancée de Wildeve à laquelle il porte un amour pur. Tenace, rusé, toujours aux aguets et prompt à agir, il ne se révélera pas un chevalier blanc toutefois. Sans en avoir conscience, il concourra peut-être même – cela sera laissé dans l'équivoque – à des drames qui le dépasse...

Paru en 1878, Le Retour au pays natal (The Return of the Native), de Thomas Hardy, est un roman tragique que l'on pourrait rapprocher des Hauts de Hurlevent (paru en 1848) d'Emily Brontë qui se déroule aussi au cœur d'une lande, dans le nord de l'Angleterre. Les styles sont différents, Thomas Hardy dépeint davantage sa lande du sud, sauvage et hostile à l'exploitation humaine, sinon en ce qui concerne ses joncs, mais au final on trouve chez l'un et l'autre auteur la même ambiance d'enfermement pour des personnages aux sentiments exacerbés et impuissants.
 
14 août 2014

Thomas Hardy : Le Retour au pays natal, José Corti, 2007.