La Visite à l'exposition




23 juillet 2014

La scène invisible

La récolte du blé – Pieter Bruegel l’ancien

« C'est pour cette rare et précieuse qualité de vérité que je prends tant de plaisir à regarder ces peintures hollandaises que méprisent les gens à esprit supérieur. Je trouve une source de délicieuse sympathie dans les représentations fidèles d'une monotone existence intime, qui a été le sort d'un bien plus grand nombre de mes semblables plutôt qu'à une vie de grandeur ou d'indigence absolue, de souffrances tragiques, ou d'actions éclatantes… »
 

Ainsi s’exprime George Eliot dans Adam Bede (1859), fresque rurale mettant en scène, à la fin du XVIIIe siècle, la liaison dramatique entre deux jeunes gens que l'origine sociale sépare, le noble Arthur Donnithorne et la paysanne Hetty Sorrel dont est amoureux le brave charpentier, héros éponyme du roman, Adam Bede. 

Inspirée par les tableaux flamands, George Eliot a réussi sans nul doute sa peinture d'une communauté dont elle s’attache à révéler la variété, la richesse et la dignité avec minutie psychologique et sens du détail. Comme d'autres auteurs britanniques, son attention et sa bienveillance pour les êtres sont si grandes qu’ils englobent les animaux que l'on voit participer pleinement aux évènements relatés. 

Le ton réaliste de George Eliot est imbibé d'une certaine nostalgie pour un temps où l'industrialisation n'avait pas encore pris tout son essor avec son cortège de maux : urbanisation accélérée, accroissement de la misère, etc. 

Ample, le roman Adam Bede se présente comme un fleuve qui s’écoule, celui de la vie, avec ses heures de travail et ses heures de rêves, ses satisfactions et ses illusions qui parfois, malheureusement, conduisent à des actes « irrémédiables » pour ceux qui n’y ont pas pris assez garde tel Arthur Donnithorne. Si celui-ci est sensible et bon (il a hâte de remplacer son grand-père froid et avare à la tête de la région pour lequel il nourrit de généreux projets), son goût des plaisirs l’emporte toutefois vers une passion sans avenir, à la mauvaise odeur de droit de cuissage, pour Hetty. 

George Eliot ne cache pas son empathie à l'égard cette fille perdue au caractère frivole et égoïste que l'on peut trouver plus réaliste et poignante que les poupées du repentir courantes de la littérature moralisante de l'époque. 

De façon générale, le drame de George Eliot ne compte pas de personnage idéalisé. Même les meilleures âmes que l'on y rencontre recèlent leurs imperfections. Adam Bede, avec son tempérament impatient et orgueilleux, illustrera cela de manière désastreuse. 

Il n'en reste pas moins que ce dernier est un homme de vertu que l'on voit se tourner, en compagnie de son frère Seth, vers la religion pour y chercher consolation et dépassement de soi. 

La religion est également abordée à travers Dinah, ouvrière en usine qui s'est lancée dans une activité intense de prêche et de soutien des malheureux sous l’influence du méthodisme tel qu'il marqua un « réveil » de la foi en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Au sujet de cette confession, George Eliot oppose à l’exaltation vindicative que témoignaient nombre de ses prédicateurs, la douceur de Dinah qui lui permet de trouver respect et écoute de la part de personnes terre-à-terre que sont souvent les paysans. 

Au vrai, tout empreint de christianisme qu'est Adam Bede, il convient de savoir que George Eliot n'était plus sûre (à tout le moins) de sa propre foi sous l'effet des lectures de Renan et Feuerbach qu'elle avait entrepris de traduire. 

Par ailleurs, l’on dit que George Eliot s’est figurée sous les traits de Dinah. Certes, on peut leur tenir pour partage un même tempérament, attentif, compréhensif et ardent. 

Mais passons sur cet aspect intime du roman pour noter encore à son sujet sa légère coloration dickensienne à travers certains personnages secondaires comme la fière et mordante Mrs Poyser ou le vieux professeur Bartle, misogyne insupportable, mais au grand cœur, particulièrement avec sa chienne...Mégère. 

L’ambition de George Eliot de placer à l’avant-plan les paysans peut évoquer celle d'une autre George célèbre de l'époque : George Sand. J’ai aussi songé de manière opposée à Jane Austen. À l'image de Charlotte Brontë, George Eliot déplorait chez l'auteur d'Orgueil et préjugés un manque d’envergure avec sa mise en scène en vase clos de la petite noblesse. Je ne sais si, pour Adam Bede, George Eliot a eu en vue Jane Austen (dont son compagnon, G. H. Lewes, critique renommé, était un grand admirateur), mais on peut remarquer qu'elle montre tout ce que celle-ci ne montre pas : et des paysans et des drames « irrémédiables »

Dominé par le désir de vérité, Adam Bede prend en une occasion un tour rocambolesque d'une manière qui, pour ma part, m'a déplu. Recouvrant heureusement son caractère premier bien vite, le roman le perdra, du moins à mon sens, à nouveau dans sa conclusion idyllique où la pauvre Hetty, dont on n'apprend plus grand-chose à partir d’un moment, ne peut certes trouver sa place. 

Ces quelques réserves (personnelles) faites, Adam Bede mérite assurément, comme le reste de l'œuvre de George Eliot, d'être redécouvert en France où l'auteur compta dans le passé des amateurs aussi illustres que Marcel Proust – également écrivain au long cours roulant... 

30 juillet 2014

« Quitter le bal masqué… »

Renommée pour ses nouvelles, Katherine Mansfield a laissé aussi une abondante correspondance dont le dernier et mince recueil en français semble être paru en 1993 chez Stock. Sic transit mundi gloria.

Portrait de Katherine Mansfield (1918) – Anne Estelle Rice 

Les lettres sélectionnées s’étendent de 1915 à 1923, année de la mort, à 34 ans, de Katherine Mansfield qui était atteinte de tuberculose. La plupart proviennent des longs séjours qu'elle était contrainte de faire sur le continent (en Provence, sur la Riviera et en Suisse) pour respirer un air plus salubre qu’en Angleterre. 

Alors que la maladie et la solitude durant ses cures l’éprouvaient beaucoup, Katherine Mansfield ne s'y appesantit pas auprès de ses divers correspondants. Elle s'attache plutôt à partager avec eux ses impressions sur tout ce qui l'entoure, ses émerveillements devant les choses simples, les plantes en particulier, son plaisir à converser avec les gens ordinaires, etc., dans un « appétit » insatiable d'être. 

Katherine Mansfield fait part également de ses méditations sur le monde et du sentiment de beauté qu'elle retire en définitive de ses aspects contradictoires comme signe d'une vérité fondamentale dissimulée. 

« Il faut accepter la vie », proclame-t-elle en quelques occasions. Pour elle, c'est une condition à l’art auquel elle entend consacrer ce qui lui reste d'énergie avec une ambition d'authenticité et d'effacement de soi. Katherine Mansfield critique à cet égard la jeune scène littéraire anglaise de son époque, trop égocentrique à son sens. 

Croyant ou voulant croire que les progrès de la tuberculose pouvaient être stoppés, Katherine Mansfield laisse libre-cours à ses rêves de se retirer à la campagne, loin de la frénésie et des artifices de Londres – rêves chimériques a-t-on envie de dire. Au lieu de cela, elle devait mourir à Fontainebleau au sein d’une communauté théosophique (dirigée par le célèbre George Gurdjieff) où elle avait placé ses derniers espoirs d’amélioration de santé. 

Telles que choisies par les éditions Stock, les lettres de Katherine Mansfield révèlent un caractère optimiste et fort, radieux même, de façon un peu trompeuse toutefois. L'auteur du Vent souffle ! recelait ses facettes sombres, sa vie fut instable dès l'adolescence. Il n'en reste pas moins que la quête de paix intérieure et d'un art solide qu’il nous est offert de parcourir était profonde et belle. 

7 août 2014 

Katherine Mansfield : Lettres, coll. La bibliothèque cosmopolite, Stock, 1993.

Départ impossible

Nous sommes dans le Wessex, au sud-ouest de l’Angleterre, au milieu du XIXe siècle. Un vendeur ambulant de craie rouge (pour marquer les moutons) transporte dans son chariot une jeune femme en détresse. Ils vont à travers le paysage dénudé et âpre de la lande. Alors que l’obscurité tombe, des feux de joie commémoratifs sont allumés ici et là. Un d’entre eux brille plus fort et plus longtemps. C’est celui d’Eustacia qui s’en sert, ni pour fêter la nuit des poudres ni pour reproduire un geste antique, mais à la façon d'un signal à destination de l'homme dont elle s’est éprise. 

Ce signal détourné et Eustacia, la jeune femme hautaine et solitaire aux rêves d'ailleurs qui l’entretient, vont agir, au sein d'une communauté fruste, comme un tourbillon funeste. Deux hommes en fait se laisseront happer et entraîner dedans sans qu’Eustacia n’y gagne rien en définitive : Wildeve, ancien ingénieur devenu tenancier d’auberge qui doit se marier avec la simple Thomasine, et Clym, cousin d'Eustacia, de retour au pays avec des projets philanthropiques après avoir fait fortune à Paris. 

Dans cette histoire sombre, Eustacia et ses deux amants se présentent comme des désaxés pour lesquels la vie ne semble pouvoir constituer qu’une course contrariée inlassablement, que cela soit à cause de leurs semblables, de leurs propres erreurs ou des contingences du monde s’il faut les appeler ainsi, car on peut avoir l’impression qu’une volonté supérieure préside avec dérision à de tels destins. 

En ce sens, le rôle qu'y joue « l’homme au rouge », Vern, dont la peau est tout imprégnée de la poussière de craie qu'il vend, est des plus troubles. Quoi qu'il en soit, cet autre personnage marginal décide d’installer sa roulotte dans la lande pour faire tout son possible afin de préserver l’avenir de Thomasine, la fiancée de Wildeve à laquelle il porte un amour pur. Tenace, rusé, toujours aux aguets et prompt à agir, il ne se révélera pas toutefois un chevalier blanc. Sans en avoir conscience, il ira peut-être – cela sera laissé dans l'équivoque – jusqu'à concourir à des drames qui le dépassent... 

Paru en 1878, Le Retour au pays natal (The Return of the Native) de Thomas Hardy est un roman tragique que l'on pourrait rapprocher des Hauts de Hurlevent (paru, lui, en 1848) d'Emily Brontë qui se déroule aussi au cœur d'une lande, dans le nord de l'Angleterre. Les styles sont différents, Thomas Hardy décrit davantage sa lande du sud, sauvage et hostile à l'exploitation humaine, sinon en ce qui concerne ses joncs, mais on trouve chez l'un et l'autre auteur une même ambiance d'enfermement pour des personnages excessifs et impuissants. 

14 août 2014