La visite de la vieille fille

Peu connu en France, Anthony Trollope (1815-1882) a été un des auteurs les plus populaires et respectés (par W. Thackeray et G. Eliot notamment) de l’époque victorienne. Prolifique, il a dévolu son œuvre aux questions de mœurs et de société comme Miss Mackenzie, paru en 1865, l'illustre au sujet de la convoitise que suscite une vieille fille de trente-cinq ans (âge relativement avancé pour une femme au XIXe siècle) à la suite d'un héritage inattendu.


Après toute une existence passée dans l’ombre et la dépendance, Margaret Mackenzie espère profiter de sa nouvelle fortune pour mener une vie plus libre et sociale, et pourquoi pas, se marier. Sur ce point, les prétendants ne vont pas manquer. Ainsi, au sein de la cité thermale où elle a décidé de s'installer, Miss Mackenzie verra son cœur, ou plutôt son portefeuille, être disputé par trois hommes : Samuel Rubb d'abord, associé au frère de Margaret dans un commerce de toile cirée en proie à la faillite, Sir John Ball ensuite, un cousin noble et veuf aux nombreux enfants qui s’est senti spolié de l'héritage fait par la vieille fille, Mr. Maguire enfin, un vicaire ambitieux.  

Si l’argent ne fait pas le bonheur, celui de Margaret Mackenzie contribuerait assurément à celui de tous ces hommes intéressés. C’est à la fois avec un esprit de réalisme et de satire qu’Anthony Trollope traite de l’appât du gain et des bassesses (mesquinerie, tromperie, calomnie, etc.) dans lesquelles des personnes honorables peuvent se laisser entraîner.

Toutefois, il n'est pas offert des courtisans hypocrites de Margaret Mackenzie un portrait tout à fait vil. Anthony Trollope s'attache en effet à révéler la complexité de leurs caractères et de leurs motifs. On les verra même ne pas demeurer forcément insensible devant la bonté et la droiture que, à l'inverse d'eux, l'argent exalte chez leur proie.

Et c'est pour cela que, si Miss Mackenzie présente l'allure d'une parodie de conte de fée, il en délivrera quand même un en définitive – de façon toute ironique... 

29 juin 2014
 
Anthony Trollope : Miss Mackenzie, coll. Biblio – Le Livre de Poche, 2010.

The Enchanted Ground

Publié en 1766, Le Vicaire de Wakefield, d’Oliver Goldsmith, fait partie des grands classiques de la littérature populaire britannique. Il conte les malheurs qui s’abattent sur un ministre de campagne, Charles Primrose, et sa famille : ruine, escroquerie, séduction, incendie, emprisonnement – le sort (ou plutôt l’auteur) s’acharne sur eux.

Illustration de Tony Johannot, 1844

C’est avec humour et tendresse qu’Oliver Goldsmith fait le portrait d’un homme bon et généreux que la foi rend patient et toujours disposé au pardon vis-à-vis de ceux qui lui commettent du tort ou qui s’égarent. Il n’y a rien de plus touchant que son affection inébranlable et effusive pour le cas de sa fille à ce dernier égard.

On pourra remarquer toutefois que, si Oliver Goldsmith tient un propos ardent sur la résignation et le bonheur éternel censé attendre les personnes affligées après la mort, il ne fait pas languir jusqu'à cette heure les protagonistes de son récit. C’est ici-bas en effet qu’il procédera à une rétribution exacte, quasi à la livre sterling près, des méchants et des bons...

À travers son roman, Oliver Goldsmith défend aussi quelques intéressantes idées sociales et politiques qui conservent, du moins à mon sens, leur actualité, notamment sur les maux qu’entraînent de mauvaises conditions de détention ou sur le danger, pour une démocratie, de voir un pouvoir oligarchique se former quand les classes fortunées se replient sur elles-mêmes.

Pour ma part, après avoir apprécié vivement le début du Vicaire de Wakefield en raison de son humour et de son ton profondément humain, j’ai malheureusement trouvé ensuite quelque peu roboratif l’enchaînement des mauvais coups subis par le Docteur Primrose et sa famille, pour finir par être tout à fait agacé par le retournement complet (et comptable) de leur destin.

2 juillet 2014

Suivez le guide !


La Scène londonienne (The London Scene) recueille une série d’articles de Virginia Woolf publiés en 1931 et 1932 dans le magazine féminin Good Housekeeping. L'auteur d'Une chambre à soi y évoque les lieux connus et moins connus de la capitale britannique de manière ironique et des plus évocatrices.

Le programme des promenades débute par Les docks de Londres que nous remontons lentement sur les pas de notre auguste guide pour découvrir des étendues lugubres, celles des entrepôts et des quartiers ouvriers bâtis sans nul souci du paysage et de la beauté. Ce qui n’empêche pas pourtant cette dernière, telle une passagère clandestine, de « se faufiler » parfois dans des endroits inattendus comme à l'intérieur des vastes et obscures caves à vin au « décor d’une extraordinaire solennité ».

C’est dans le même esprit que nous nous voguerons ensuite sur La marée d' Oxford Street, une des grandes rues commerçantes de Londres où les marchandises brutes débarquées sur le port trouvent, après transformation en mille articles variés, leur destination. Aux yeux d’un « moraliste », relève notre guide, cette rue à l'architecture grandiloquente, hétéroclite, et fragile, peut apparaître futile et « vulgaire », mais on peut aussi la contempler comme un spectacle où « la découverte est stimulée, l’invention tenue en alerte ».


Après ces déambulations dans les théâtres et les coulisses de l’activité commerciale, si cruciale pour l’Empire britannique, Virginia Woolf nous entraîne sur les traces des morts illustres de la capitale.

Elle nous fait visiter d’abord des Maisons de grands hommes en s'amusant à les assimiler à des crânes : à trois étages et fort inconfortable au milieu du tumulte citadin pour celle du penseur sombre qu'était Thomas Carlyle, modeste et aéré dans la banlieue campagnarde pour celle du poète lyrique John Keats.

Si ces demeures sont à présent inhabitées et disposent à la rêverie, par contre, à Saint-Paul et Westminster, dans Abbayes et Cathédrale, Virginia Woolf nous invitera à contempler de vieilles statues « dressées au-dessus du flot inutile des vies moyennes » qu’elles n’entendent pas « laisser en paix ».


Et sans doute parce que le parlement britannique se trouve à proximité, le souvenir des morts glorieux nous poursuivra dans Voici la Chambre des Communes. Toutefois, maintenant que nous assistons à une séance de débats, Virginia Woolf constate que le temps des individualités marquantes semble être passé. Elle ne discerne guère, au sein de l’assemblée quelque peu « désinvolte » qui s'est réunie, de représentants distingués – sans trouver de quoi s'en plaindre au fond. L'anonymat du pouvoir marquerait en effet un progrès de la démocratie même si notre cicérone, au cours de notre passage dans les couloirs de l'auguste siège du pouvoir impérial, pointe le doigt vers des portes qui restent infranchissables à la curiosité publique.

Jusqu'à quand, telle est la question que pose notre enchanteresse des mots après nous avoir fait parcourir, à nous, visiteurs du passé, une capitale monumentale et effervescente. Sans doute est-ce pourquoi elle achève son propos par le Portrait d'une londonienne, alias feue Mrs. Crowe, et l'évocation de son ancien salon où, sous la forme de « commérages villageois », la vie dans une telle cité retrouvait quelque dimension humaine...

7 juillet 2014 

 Virginia Woolf : La Scène londonienne, coll. Enonciations, Bourgois, 2006.

Vies oscillantes

Après avoir découvert avec Virginia Woolf La Scène londonienne telle qu'elle se présentait dans les années 30, je nous propose de faire un bond dans les années 80 en évoquant les Nouvelles de Londres (London Observed) de Doris Lessing.

Si Virginia Woolf offre une vision du paysage, aussi bien urbain que symbolique, de la capitale du Royaume-Uni au faite de sa puissance impériale, Doris Lessing nous fait aller à la rencontre de sa population après les années de décolonisation et de libération des mœurs intervenues depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Comme les deux époques sont séparées par une cinquantaine d'années, l'on trouvera dans les nouvelles de Doris Lessing quelques personnages âgés ayant connu la première non sans les voir ressentir une nostalgie de son caractère plus réglé, plus stable. Née elle-même en 1919, Doris Lessing ne partage pas un tel sentiment même si la nouvelle « scène » qu’elle nous invite à parcourir affiche souvent des contours incertains.

Doris Lessing entraîne d’abord le lecteur dans les coins sombres de la capitale britannique à la suite d'une jeune fugueuse qui y connaîtra une expérience sordide, mais découvrira aussi une liberté inconnue jusque-là. Peut-être celle-ci l’engagera sur un autre chemin que celui menant vers l’étroitesse un peu mesquine d’une vie pavillonnaire (Debbie et Julie).

Après cette entrée en matière dans les bas-fonds, nos pas sont ensuite portés dans une tour HLM aux côtés d'un travailleur social qui sera déstabilisé par les rapports normaux qu'un couple d'immigrés entretient avec leur fillette attardée. (La mère et la fille en question).

Ayant afflué des anciennes colonies, les immigrés ont assurément enrichi et bigarré une ville autrefois « gris-rose ». Malheureusement, leur présence n'est pas accepté par tous au point parfois de susciter la violence (Plaidoyer pour le métro).

De leur côté, les plus pauvres font face à la politique du « démerdez-vous » telle qu'elle fut conduite par Margaret Thatcher (D.H.H.S) dans les années 80. Doris Lessing évoque aussi cette dernière dans Elle, cette fois pour constater que, si les femmes ont accédé au pouvoir, les préjugés à leur égard demeurent tenaces.

Il n'en reste pas moins que les mœurs ont changé comme le montrent, à l’aéroport, deux jeunes femmes qui bavardent cyniquement de leurs diverses relations sexuelles (L’amour en 1988). Toutefois, si un mariage n’est plus destiné à durer une vie, le fait de voir des anciens époux conserver des rapports étroits peut se révéler perturbant pour leurs nouveaux compagnons (Compromis).

De façon plus dramatique et peut-être intemporelle, la question de l’adaptation, et avec elle de l’identité, est aussi abordée dans Le puits, longue nouvelle sur une rescapée des camps de concentration. 

Comme on l'entrevoit, la ville qu'observe Doris Lessing est loin d'offrir un panorama idyllique. Toutefois, tout le long de son recueil, elle exprime un attachement profond pour Londres en raison de « sa variété, ses populations du monde entier, son caractère éphémère ». À quoi pourrait-on ajouter, pour finir, ses parcs et ses animaux qui participent aussi à la vie de ses habitants à l'exemple de l’oisillon timide et hésitant des Moineaux dont l'observation attendrit un père mécontent de sa fille...

20 juillet 2014 

Doris Lessing : Nouvelles de Londres, Albin Michel, 1997.
(Édition originale : London Observed, 1992.)