“Pitched too high, plunged too low”

    “The souls by nature pitched too high,
     By suffering plunged too low.” 

George Eliot cite ces vers de John Keble dans Le Moulin sur la Floss (The Mill on the Floss, 1860) où elle entendait, en s'inspirant de son propre vécu, « montrer les conflits qui se déclenchent inévitablement quand les jeunes générations possèdent une plus grande culture que les anciennes ».

Comme le titre du roman l'indique, ces conflits sont mis en scène sur les rives d'un fleuve imaginaire, la Floss. Là, Mr Tulliver dirige la marche d'un moulin prospère. Cet homme d'origine modeste, ce qui lui a toujours valu un certain mépris de la part de sa belle-famille au renom ancien dans la région, jouit aussi du bonheur domestique auprès de sa femme, la timide et simple Bessy, et de ses enfants, Maggie et Tom.

Parham Mill (vers 1826) – John Constable

Proches l'un de l'autre, malgré des tempéraments différents, terre-à-terre et sportif pour Tom, intellectuel et imaginatif pour Maggie, qui les entraînent à de fréquentes chamailleries, les deux enfants se retrouvent douloureusement séparés par leur père quand il se met en tête de donner une éducation à Tom, ce pour des motifs égoïstes. En effet, Mr Tulliver redoute que son fils ne vienne à convoiter sa succession à la direction du moulin à l'exemple d'un cas du voisinage. Par l'éducation, il escompte ainsi détourner ce dernier d'un tel désir. Cet homme de peu de confiance pour ses semblables de façon générale espère aussi que le savoir permettra à son fils de l'aider dans les procès qu'il se complaît à engager pour défendre son droit, selon son opinion têtue, à un usage sans partage de la Floss. 

Pour un garçon comme Tom se trouvant bien à la campagne, les études en ville se révèlent une épreuve des plus pénibles. À l'inverse, elles font l'envie de sa petite sœur éveillée et curieuse du monde, Maggie, qui souffre de la vie domestique et mesquine qu'elle est obligée de vivre au moulin. En butte à l'incompréhension et la réprobation autour d'elle, y compris de la part de son frère lui-même, elle ne trouve réconfort qu'auprès de son père qui, malgré sa propre étroitesse d'esprit, lui témoigne une tendresse inconditionnelle.

Car nous sommes parmi des paysans et des boutiquiers, c'est-à-dire un milieu de travail, de calcul et de tradition que George Eliot dépeint une nouvelle fois dans un mélange de vérité, d'humour et de respect, les uns et les autres de ses personnages n'étant jamais saisis par un seul côté, mais dans toute leur richesse et parfois leur surprise, qu'il s'agisse même d'un « dragon » aussi redoutable que la belle-sœur de Mr Tulliver, Mrs Clegg. 

Toutefois, George Eliot s'attache à montrer la force des déterminismes sociaux et individuels, de tout ce qui pèse de façon puissante, voire souveraine sur les personnes et leur destin de façon parfois dramatique.

C'est ainsi que l'entêtement procédurier de Mr Tulliver amène finalement la ruine pour son foyer. Il s'agit d'un moment d'éclatement que George Eliot met en scène de manière magistrale : l'attaque que fait alors Mr Tulliver, l'hébétude de sa femme complètement dépassée par la situation, la solidarité familiale qui joue quoi que sans générosité, le ressentiment silencieux de Tom, décidé cependant à effacer les dettes de son père et rasseoir sa famille en rachetant le moulin malgré son jeune âge et son manque de qualification, etc., tout cela reste réaliste et, je pense, ordinaire aussi bien dans le passé qu'aujourd'hui.

De son côté, Maggie essaie également de faire preuve de courage devant l'épreuve, mais elle demeure rongée par ses désirs frustrés. Si elle se tourne alors vers la religion c'est avec autant d'ardeur que d'impatience. De plus, elle ne résiste pas à voir en cachette Philip Wakem, ancien camarade de Tom et fils de l'avocat adversaire de Mr Tulliver. Malgré la disgrâce physique du jeune homme, il est affublé en effet d'une bosse, Maggie lui rend ou plutôt croit lui rendre son amour comme il est le seul avec lequel elle peut partager son goûts des choses de l'esprit et des arts.

Las, Tom finit par découvrir leur relation et contraint sa sœur à y mettre un terme. Sa rancune tenace affectera profondément la jeune fille désespérée de voir bonheur personnel et devoir pouvoir être conciliés. À cet égard, de nouveaux tiraillements plus douloureux encore l'attendront quand, après son premier amour quelque peu trompeur avec Philip Wakem, elle fera la connaissance d'un ami de ce dernier, le beau et riche Stephen Guest...

Si la première partie du Moulin sur la Floss est marquée par le plus grand esprit de vérité, il faut convenir qu'il prend avec les amours de Maggie une inflexion plus romanesque. Toutefois, George Eliot ne perd pas pour autant le fil de sa réflexion sur le destin qu'elle porte, à travers les tourments sentimentaux éprouvés par Maggie, à un degré proprement tragique à la façon des pièces antiques. On pourra à cet égard remarquer que la fin du roman est annoncé au début et trouver dans les apartés que fait l'auteur tout au long de son histoire une espèce de chœur officiant.

De même, la Floss se présente comme une métaphore, ou plutôt, au-delà de constituer un simple cadre pour traiter des activités humaine, elle se charge de plus en plus de ce trait pour signifier le flux naturel dans lequel chacun est emporté, le flux aveugle des choses que les hommes ne peuvent pas dominer. Par son style synthétique, George Eliot renforce la double portée – humaine et cosmique – qu'elle confère à la Floss, ce qui lui permet à la fin de son roman d'opérer à travers elle une véritable catharsis purificatoire (et personnelle au vrai [I]).

Ainsi Le Moulin sur la Floss se révèle-t-il à la fois un roman d'une grande vérité sur les milieux de petite aisance et d'une terrible poésie sur les abîmes insondables qui les entourent. 

16 août 2016

I : J'ai préféré m'abstenir de traiter cet aspect du roman faute de bien connaître la vie de George Eliot.

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