Un jeune ouvrier sur les nerfs

Saturday Night and Sunday Morning (Samedi soir, dimanche matin) d'Alan Sillitoe fait partie des romans les plus réputés de la littérature britannique d'après-guerre même s'il est peu connu en France. Paru en 1958, il s'inscrit dans la mouvance des Young Angry Men, étiquette inventée par la presse pour désigner des auteurs ayant en commun la dénonciation de l'aliénation sociale, que cela soit par l'absurde (les pièces d'Harold Pinter dans l'esprit de Samuel Beckett et Eugène Ionesco) ou, en l'occurrence, par un réalisme sans concession au sujet des milieux populaires.


Arthur est un jeune homme travaillant depuis ses quinze ans dans une grande usine de cycles à Nottingham – la célèbre firme locale Raleigh, où Alan Sillitoe fut ouvrier lui-même pendant quelque temps, n'étant jamais citée. Chaque matin, Arthur quitte en compagnie de son père leur logis modeste pour rejoindre dans les rues les longues files de leurs semblables. Actionner encore et encore une manivelle sera sa seule tâche pendant des heures et des heures. Si ce travail dégoûte profondément Arthur, il en prend toutefois son parti et se révèle même zélé comme la paie (à la pièce) est bonne. Avec elle, il peut s'offrir du bon temps en fin de semaine revêtu fièrement de tenues de choix.

Beaucoup, à commencer par les parents d'Arthur, se trouvent somme toute satisfaits de l’amélioration certaine de la condition connue par les ouvriers en Angleterre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale grâce à l'instauration du Welfare State. Arthur, lui, ne fait pas partie du nombre. Ne pas redouter le chômage, avoir de la nourriture chaque jour à sa table et la télévision dans le salon, pouvoir se payer sa pinte de bière lorsque l'envie prend, cela lui donne l'impression de rendre confortable ce qui demeure à ses yeux une « prison ». Sans faillir, l'existence est ordonnancée par la machine la semaine, le pub le week-end, les grandes fêtes saisonnières, les 7 jours de vacances en été à Blackpool offertes par l'usine, et les quinze à accomplir chaque année pour l'armée comme la troisième guerre mondiale menace en ces temps de rideau de fer...

Individualiste et impulsif, Arthur se refuse non seulement à adhérer au consensus social prévalant maintenant en Angleterre, mais il se plaît à se jouer autant qu'il peut des règles, de toutes les règles au travail comme en dehors. Ainsi, non sans goût du danger, court-il volontiers les jupes des femmes mariées, les scrupules ne l'arrêtant pas même quand il s'agit de l'épouse de son plus proche collègue, Jack, modèle de docilité, de discrétion et de sobriété (dans un milieu où l'on boit beaucoup).

De manière identique, il éprouve une affection particulière pour la famille haute en couleur de son oncle où règne la défiance vis-à-vis des autorités. C'est avec une certaine admiration qu'il considère ses cousins qui affichent leur fierté d'avoir déserté l'armée et de s'être livré à la délinquance durant la guerre...

Mais si Arthur recèle une âme de rebelle, il n'en reste pas moins dans les clous de la loi. Il n'y a guère que par ses aventures sentimentales qu'il s'expose véritablement aux heurts au sein d'un milieu où la virilité s'affirme dans la provocation et la brutalité, en particulier le samedi soir au pub où le moindre incident peut dégénérer en rixe. À cet égard, c'est un peu aussi comme une « jungle » qu'Arthur ressent son existence aux plaisirs et à la liberté comptés même s'il redoute, à la façon cette fois d'un « poisson » dans une rivière, d'être capable de se laisser attirer par l'hameçon du mariage et de devoir ainsi se ranger.

Saturday Night and Sunday Morning a été célébré à sa parution pour l'authenticité avec laquelle Alan Sillitoe a traité d'une classe ou plutôt d'une espèce de caste à la culture séculaire propre dans un pays où les différences sociales demeurent, sinon plus marquées, du moins plus que chez nous même si les fractures communautaires ne cessent de s’y élargir.  

Sur ce point, le roman brut sur le milieu clos des ouvriers anglais qu'a écrit Alan Sillitoe il y a maintenant près de soixante ans me semble présenter d'autant plus d'intérêt pour le lecteur français d’aujourd’hui...


31 mars 2016

Alan Sillitoe : Saturday Night and Sunday Morning, 1958.
(Traduction : Samedi soir, dimanche matin, Seuil, collection Points,
1987, pour la dernière édition repérée.)

Voir également le site d'un jeune admirateur :
http://www.ciaranbrown.com/snasmintro.html

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